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Inventaire avant liquidation

[Ici Quémans, 7 : Droite dans ses bottes – filigranées frisson]

30 Décembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #47 : Cacatalogue VI : Polyphonies

     Au nom, s’entend, qu’il n’assume toujours pas, ou affecte de ne pas assumer : à ce stade, il est toujours impossible de conclure [1]; mais assez clair que, peu à peu, Lucile se prend au jeu : elle envoie les documents demandés (relatifs au faux sida) mais on sent une trouble nostalgie affleurer sous le regain de hargne :

 

    Ci-joint tout ce que j'ai : ça ne te fera pas de mal d'y reposer les yeux, et de méditer un peu sur la compulsion de répétition. Tu constateras que nous avons déjà vu le film. Il a perdu de son mordant dans la version actuelle, mais en feignant d'avoir tout oublié, tu pouvais espérer de tes correspondants des développements narratifs que l'annonce précédente ne permettait pas, et dans la perspective d'un nouveau roman en cours, j'exigerai, toujours “mesquine”, ma quote-part de droits d'auteur…  Blague à part, je ne crois toujours pas au projet littéraire, mais c'est bien une espèce de roman qu'il me semble contribuer à rédiger, et quand je m'interroge : “Pourquoi persistes-tu, grande niaise ?” je me réponds tout bonnement que ça m'amuse, non seulement de découvrir quelle ingéniosité tu dépenses au service d'une entreprise sans espoir, mais de chanter ma partie dans cet absurde duo : le texte devient une fin en soi, et parfois je suis tentée de mentir à mon tour, pour lui donner des profondeurs supplémentaires. Très curieuse de lire un jour les contributions de cette fille “bête comme un panier”, et surtout ce que, toi, tu lui écris, la couvrant probablement d'éloges et me traînant dans la boue… si toutefois elle existe, ce qu'il serait périlleux de t'accorder sur parole ! Il est certain en tout cas que je n'ai pas réussi il y a deux ans à mettre la main sur UN SEUL de ces “amis et connaissances” auprès desquels tu aurais fait le test du test, et que j'ai quelque lieu de supposer qu'il m'était réservé… Je ne me suis pas défendue d'un retour de colère en relisant tes torchons, et tu t'aviseras bien toi-même de leur infamie, si tu l'avais oubliée : elle est très finaude, cette imitation de détachement, de grandeur d'âme, de souci altruiste agrémenté d'un nuage d'autosatisfaction ; mais tous ces traits qui dessinent un héros se retournent contre toi quand l'héroïsme perd son noyau de vérité, et recomposent un faciès peu ragoûtant : j'espère que tu seras sensible à la bassesse de mêler des protestations d'affection pour Primevère à ta “plaisanterie”, et que tu comprendras enfin, noir sur blanc, qu'il est impossible de croire UN MOT de ce que tu allègues ; car tout était déjà là, jusqu'à la résolution de “me fiche la paix définitivement”, et cette manière retorse d'accuser en affectant d'être au-delà de la culpabilité. 

    Forte de ton autorisation, j'ai donné ton courrier à mon psy, qui m'a promis de le lire, ne s'est pas prononcé sur la plausibilité de l'amnésie, mais m'a mise en garde contre un commerce qu'il estime toxique, d'après mon simple exposé – partial ! – des faits : comme tu vois, j'en prends et j'en laisse, je n'ai nul besoin de directeur de conscience. J'ai vu la lueur s'allumer dans ton œil : “Un psy, ah ah !” Désolée de te décevoir : je n'ai pas les poignets couturés de cicatrices, et ne me promène pas dans les rues en petite culotte et en criant coin coin. Mais comme bien d'autres je trouve utile de parler un peu de moi, de mes espoirs et de mes déconvenues, à quelqu'un qui connaît l'intérieur des gens et le devenir ordinaire des couples, à quelqu'un qui veut mon bien sans le confondre avec le sien, et que je puisse prendre au sérieux, qu'il me remonte le moral ou les bretelles. Il te serait plus nécessaire qu'à moi, si tant est que tu sois guérissable, mais on sait bien que les dingos ne consultent pas spontanément.

    Dingo, pas imbécile, oh que non, tout le contraire même, dans le champ que tu cultives : j'ai apprécié comme il se doit la manœuvre qui consiste à me prêter une beauté sublime pour en déduire les tares du caractère ! Bien joué ; mais les faits sont plus simples : Brice est un malade, mon grand tort fut de parier sur la liberté, et de négliger les périls d'une hérédité chargée. […] Je te signale au passage qu'il a été déchu de tout droit paternel, ce qui est rare, et qu'il prolonge un séjour dans une institution qui t'est sans doute familière, et où tu ne tarderas peut-être guère à le rejoindre. Lui, toi, quelques autres : on pourrait me taxer de comportement d'échec, mais je REFUSE de prendre cette voie, car mon cas est on ne peut plus commun : j'en ai vu des centaines dans mon boulot (assistante sociale, COMME TU SAIS) et c'est tout simple : quand on a manqué le grand départ, on ne trouve plus que des laissés-pour-compte, tous “les bons” (et pas mal des autres) sont en mains – sauf exceptions, dont je me flatte de faire partie ! Et j'en cherche une autre (exception !), trop distraitement sans doute, mais sans mettre la barre si haut, puisque, menteur, cossard, profondément indifférent, tu m'aurais suffi, réfractaire que tu étais aux cris et aux coups, et ayant sauté l'obstacle de plaire à ma fille ! Mais il y a plus tragique que la solitude.

    Je ne fais aucun complexe d'infériorité, apparent ou secret, et me tiens, sinon pour une “aubaine”, du moins pour un parti très sortable ; mais je n'ai plus seize ans, pour me laisser reprendre aux rêts d'un flagorneur démasqué, et qui au surplus ne fait pas dans la dentelle, quand il entreprend l'éloge dithyrambique d'une photo que j'avais choisie quelconque à dessein. Quant à mes lettres, admettons que nous vivons des temps où penser par soi-même, avec un minimum de correction grammaticale, vous constitue exceptionnel. Mais c'est tout de même du prodige en série, même si la série est de plus en plus limitée. J'écris le français, voilà tout, ma grand'mère, femme au foyer, et armée d'un simple certificat d'études, avait plus de talent épistolaire que moi. Moi aussi, j'aime tes lettres – mais pas à m'en éprendre ! Maintenant, que les mecs préfèrent les connes, je le crois. Mais c'est qu'ils sont cons.

    Difficile de verbaliser mon malaise face à la louange équivoque de Primevère, qui elle est justifiée, sinon sincère. Elle me gênerait même dans un roman, où toute imitation excessive du réel, par l'insistance sur le détail qui fait vrai ou sort de la ligne, s'apparente pour moi à la mythomanie. On ne voit pas quel but tu poursuivrais, à te peindre ainsi en pédophile, la réflexion capte la créance parce qu'illogique et inattendue ; mais quand on la sait voulue, on frissonne. Qu'est-ce que ça veut dire, “surveillez-la bien”, comme si j'étais matonne ! Et “la mèche est allumée”, qui donne de l'allumeuse à une enfant de neuf ans ! Fiche-moi la paix. La beauté est un danger, j'étais mignonne aussi dans mon jeune âge, et mon enfance a fait son plein de vieux gorets, bien que je fusse trop nunuche pour les voir tels quels, et qu'aucun n'ait passé les bornes. Mais zut ! Je ne vais pas souhaiter à ma fille de devenir un pou ! Ni éconduire un compagnon, s'il s'en présente un, parce qu'un jour, qui sait ? Dans tes propos les plus melliflues, le venin affleure.

    A force de manger du pain, du riz et des patates, ça ne m'étonne pas que tu sois constipé, et je vais te faire plaisir : je CROIS à l'explication que tu donnes de tes stages aux W.C. et de tes doigts breneux. Cette méthode gore pour combattre l'occlusion intestinale m'a fait rigoler deux minutes. Note que je la crois peu pratiquée, et qu'elle pourrait servir de prétexte au plaisir. En tout cas, je t'assure qu'elle ne fera pas passer l'“hypothèse de travail” aussi aisément que le caca. Certes, je ne dispose pas de faits qui échappent sûrement à cette interprétation, laquelle en outre me désoblige moins que d'avoir été jetée comme objet de rebut. J'étais souvent, j'y consens, “suspicieuse, inquisitoriale et réquisitoriale” : on l'eût été à moins. Je m'efforçais même de te rendre la monnaie et de susciter ta jalousie, dont les mails joints portent la trace. Certes, je me défiais de toi dès le début ; mais tu as donné raison à ma défiance. Car comment t'admettre idiot au point de prêter à l'INDIFFERENCE mes inquisitions et réquisitoires ? La menace de mettre les voiles était constante, et si je t'avais montré la porte, tu n'aurais pas hésité un instant à la prendre, puisque tu as fini par la prendre sans qu'elle te soit montrée. Quant à ton imposture, t'inspire-t-elle autant d'indulgence, quand je t'en remets le texte sous les yeux ?

    Sur l'autre hypothèse de travail, je refuse de me prendre la tête. […] C'est une IMPASSE. Et le plaisant, c'est que tu réclames toujours le beurre et l'argent du beurre : d'avoir été amnésique dès lors, et néanmoins d'avoir dit vrai quand tu contais tes aventures. Possible que mon œil bleu voie la vie en gris ; et je suis hors d'état de te confronter à des stats et des probas officielles, qui dans la plupart des cas n'existent pas. Mais l'intuition me suffit. On peut faire mille merveilles du quotidien quand la volonté est en jeu : avoir, par exemple, 365 aventures par an quand on drague à outrance. Mais le pur hasard, lui, a des bornes, et les gens à qui la rue fournit tous les jours un spectacle piquant, il n'y en a pas. Quand on a pris l'apéro la veille avec un assassin, on n'assiste pas à une noyade le lendemain ! La vie, même moins terne que la mienne, se repose un peu…

    Personne ne t'empêchait de me présenter tes amis, si tu en avais. Et il y avait des gens que nous connaissions tous deux, mais ils n'avaient pas l'heur de trouver grâce à tes yeux. Tu avais besoin de tenir ton public, et au delà d'un certain chiffre, l'incertitude te faisait reculer : comment savoir ce que pensait Un Tel, derrière son sourire ? Qu'ils fussent sots ou malins, adorables ou exécrables, t'importait en fait assez peu, bien moins que  l'impression que TU leur faisais. Et au fond tu n'étais à l'aise qu'avec les enfants, qui buvaient tes paroles et dont tu partageais les jeux. Ton entente avec Primevère était précieuse, tu prêches une convaincue, je me le répétais chaque fois que j'en avais par-dessus la tête de ton cinéma, ou de ton théâtre d'ombres. Dès le premier soir, tu l'as mise en confiance en t'adressant à elle sur un pied d'égalité. Au début elle me demandait avec un rien de désarroi si tu étais “un adulte ou un enfant”, et puis elle t'a rangé à part. J'aurais mal pris, je te l'accorde, que tu viennes lui faire la loi, une autre loi. Mais comme je n'exige d'elle rien que de raisonnable, il me semble que tu n'étais pas réduit à l'irresponsabilité – voire à te faire complice, et même instigateur, des contestations et des désobéissances, comme je t'y ai pincé plusieurs fois. Entre “on ne parle pas à table !” et l'emmener à un film idiot, que j'avais expressément interdit, ou acheter un nouveau carton de glaces pour que je ne voie pas que vous les aviez toutes bouffées, il y avait un immense terrain pour le dialogue, j'entends le vrai, celui qui débouche sur des actes. Je ne dis pas que je le vivais dans la hargne, ça m'égayait aussi d'avoir deux gosses à domicile, mais il m'arrive d'avoir besoin d'appui, et l'on ne pouvait pas compter sur toi.

    Sur ce… Comme tu vois, je n'ai pas “réponse à tout”, et je m'en passe très bien. Pour dire juste un mot d'un sujet qui semble te tenir à cœur, je crois en effet que le plaisir féminin est plus cérébral, que celui des hommes, la question “physiologique” est très secondaire, et l'aphrodisiaque par excellence, c'est de se sentir désirée. Je ne nie nullement la part de l'affectation chez nombre de ces “avides du sexe” sur lesquelles la mode braque ses projecteurs, ni que le coït ne soit souvent une corvée. Mais cela ne constitue pas une fatalité, et même ma “vie casanière” a connu la grâce, l'abandon, l'union, illusoire peut-être, mais incompatible avec la méfiance : avec un être barricadé dans son quant-à-soi, et dont on se sent épiée, on peut connaître des orgasmes, la belle affaire ! Un vibro-masseur serait tout aussi performant. Mais l'essentiel est barré. Qu'importe ? Ma vie n'est pas en orbite autour de cela, je me sens très capable d'aimer un impuissant, mais à condition qu'il m'aime, lui, et ne me traite pas comme un cobaye ou une commodité.

 

 

[1] Et qui s'en soucierait? Je suis stupéfait de la médiocrité de ces morceaux choisis. C'est pire que le précédent! Mais tout relire serait inutile, et au-dessus de mes forces.

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