Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[2034, 4]

2 Octobre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #45 : Cacatalogue IV : Pour en finir avec la fin

    Bon, bon, j’admets que cette scène-là, j’aurais pu la passer à la broyeuse, ou au moins la caviarder.  Résumons la suite : comme on pouvait s’y attendre, l’étau se resserre. Un nouveau message du prétendu B’naï Brith prévient Loup qu’une procédure est engagée contre lui, et lui recommande, s’il dispose d’épargnes, de les mettre à l’abri : tout en persistant à suspecter une provocation, il prélève la quasi-intégralité de son Livret, se charge la poche arrière d’une liasse épaisse (“au plus, un ou deux ans de quignons secs”) et médite sombrement sur l’avenir… dont la pire torture est, bien entendu, l’incertitude… accompagnée d’incompréhension : pourquoi lui? Faisant partie du dernier carré d’adhérents, il téléphone au service juridique du SNOAF, son syndicat, et une voix melliflue l’invite à régler localement le problème, à l’amiable : « Une escalade serait préjudiciable à tout le monde. » Reste à prévoir le pire, pour le désamorcer : « Le miroir de l’entrée lui renvoya un rictus morose : tant qu’à faire, tant qu’à se faire taxer d’avoir violé un tabou, plutôt celui d’origine seigneuriale que populaire : en taule, la nég’itude se portait mieux que la pédophilie. Du moins n’avait-il ouï nulle part qu’on se fît péter la gueule par ses codétenus pour avoir rogné les six millions. » 

    Trois jours s’étant écoulés sans péripétie, et l’angoisse s’en renforçant, il commet la gaffe insigne de tenter le dialogue avec des élèves inertes, et peut-être hostiles : « “Si certains considèrent que j’ai minimisé la Shoah, c’est très grave, et je leur demande de s’exprimer!” Silence tombal, les yeux ronds de l’incompréhension pure et simple : ne le savait-il pas, que minimiser manquait au lexique de la moitié d’entre eux? » Un seul sourire gouailleur, celui de Gujalot, le bon élève, si l’on veut, dont l’aigreur va rapidement se distiller en venin. Quant au soutien moral, il se dérobe : passe pour Lise, de plus en plus distante et taciturne; mais Caroline découche à présent tous les soirs : elle téléphone, certes, mais semble entretenir une liaison plus stable que de coutume. Loup fait des efforts pour se préparer à la séparation, mais elle ne survient pas au meilleur moment, et sa fille lui paraît manquer d’empathie.

    « Lui aurait-on proposé un an de sommeil qu’il aurait donné son accord avec ardeur. » Mais à sa porte, il est attendu par deux inspecteurs de la DCN : « Vous avez un moment à nous consacrer? […] c’est… une discussion informelle que nous désirerions avoir avec vous. Rien à empreinter. Juste pour se rendre compte. […] On peut parfaitement discuter chez vous, si ça vous arrange… » Étranges flics, qui semblent s’adonner à la surenchère provocatrice :

 

« Toutes les opinions sont libres, sans aucune exception. Ne saurait être sanctionnée que leur expression, dans certaines formes définies, ou en présence de tel public, des mineurs, par exemple… Ainsi, Monsieur Dardenne, vous avez parfaitement le droit de ne pas aimer les Juifs, et même de l’écrire, dans un journal intime, voire une correspondance privée… Je vous étonne?

– Un peu. De toute manière, je n’ai pas la moindre intention d’user d’un tel droit… qui me paraît illusoire, vu que ce qu’on ne retiendra pas comme actes délic… pardon! criminels! sera noté comme indices, et vous mènera au gnouf tout aussi sûrement.

– Ah ah! Nous avons affaire à un casuiste! À un casuiste méfiant! Est-il possible, je vous le demande, de faire une remarque aussi juste sans contester in petto, de façon parfaitement légale, je le précise, la jurisprudence?

– Mais oui : on peut considérer que tous les moyens sont bons pour abattre la subversion, l’ennemi.

– L’ennemi… Quel ennemi?

– Mais… je ne sais pas, le racisme?

– Quel racisme? Le judaïsme n’est pas une race…

– Mais y a-t-il des races?

– À votre avis? Officiellement, non, en tout cas, ce qui n’empêche pas l’incitation à la haine raciale d’être inscrite dans le code, ça ne vous paraît pas bizarre? Non? Allons! Nous sommes entre nous… Et entre nous, je vous dirai qu’à ce sujet on peut trouver la science bien déficiente… La différence entre un Aryen, un Chinois, un Pygmée, saute aux yeux, que diable! Que les savants soient incapables d’en rendre compte et nous resservent sans se lasser l’absence de critère net de clivage, ça revient à se vanter d’un échec, non?… Non?

– Je n’ai jamais envisagé la chose sous cet angle.

– Oh, allons, allons! Vous êtes un homme de réflexion, ça se voit tout de suite…

– Très obligé. Mais toutes les réflexions ne se baladent pas sur les mêmes sentiers. Ce qui me gêne surtout dans le racisme, c’est la bêtise du jugement a priori : d’avoir un noir en face de soi, et, au lieu de l’écouter, de dire : il est con, attendu que les noirs sont cons… […] Le racisme est déjà en germe dans la délimitation d’un groupe humain.

– Peut-être. Mais la refuser, cette délimitation, c’est parfois se refuser la connaissance, non? C’est bien beau d’interdire les projections démographiques à caractère racial, mais les électeurs n’en pensent pas moins, le vote Tabibi est à 35%, dans quinze ans, il passera les 50, et le français se retrouvera au rang de seconde langue… Encore heureux si on échappe à la mosquée obligatoire! Et la vie des gens s’en ressentira! Vous savez l’arabe, vous?

– Non. Mais vous n’imaginez pas que les Franco-Français vont se mettre à procréer comme des lapins pour conjurer le péril islamique? On est au courant, de toute façon, que ce soit officiel ou non…

– Autre exemple, alors : Juif ou non, aucune différence, on ne veut pas le savoir : bon. Mais ce fait qu’on occulte par vertu, par exemple qu’il y ait, chiffre en l’air, 90% de Juifs à L’observateur du jeudi, il n’est peut-être pas sans incidence sur la teneur et la qualité de la prose de ce canard!

– Et après? On n’est pas obligé de le lire. […]

Pour en revenir à notre petit problème… Qu’est-ce que vous leur avez donc raconté, au sujet de ces foutus chiffres?

– Mais rien de spécial, grand Dieu! J’ai donné la fourchette habituelle!

– Qu’entendez-vous par habituelle?

– Oh, de quatre et demi à six, par là…

– Et camp par camp?

– Je ne suis pas entré dans ce détail.

– Par prudence?

– N… Oui, un peu!

– On sait où ça commence, mais pas où ça finit, n’est-ce pas?

– Que voulez-vous dire?

– Oh, Monsieur Dardenne, je ne suis pas de la partie! Mais c’est tout de même un fait, très historique celui-là, que les victimes d’Auschwitz ont été longtemps évaluées à quatre millions; qu’on les a précipitamment estimées à un million et demi à l’occasion du cinquantenaire… et que certains chercheurs très orthodoxes ont baissé jusqu’à 650000, toutes causes de décès confondues… Je ne vous apprends rien!

– Non. Mais

– Vous me direz sans doute que les morts ont été basculés sur Sobibor, Treblinka, et autres lieux – des camps rasés pour la plupart. Il n’en est pas moins troublant que lorsque trois millions disparaissent du camp emblématique, le résultat de l’addition ne bouge pas, non?

– Si.

– Et pourquoi est-ce troublant? Il n’est pas bien difficile de répondre à cette question : c’est qu’on n’a procédé à aucun recensement international sérieux, ou du moins qu’on n’en a pas publié les chiffres! Des millions de Juifs avaient disparu de Pologne, c’est indéniable. Mais étaient-ils tous morts? Ou vivants en Russie? Aux États-Unis? En Israël? Qui peut le dire? Vous n’ignorez pas que bien des gens ont été inscrits au martyrologe, dont un brin de célébrité ultérieure les a fait rayer! Vous vous souvenez du fameux enfant du ghetto qui saigne encore dans notre imaginaire, et qui vivait à Londres dix ans après la Guerre?

– La loi

– Laissons la loi un moment, si vous voulez bien! Encore une fois, elle ne prescrit pas ce qu’on doit penser! Comment prévaudrait-elle contre la vérité, d’ailleurs? Et la vérité, c’est que le seul moyen d’arriver à un chiffre d’ensemble, à moins d’être dans le secret des dieux, et entre nous je doute qu’il y ait des dieux pour détenir un tel secret, le seul moyen, vous dis-je, c’est de faire le total des camps. Si l’on retranche trois millions d’Auschwitz, il faut les retrancher du total!

– Mais qu’importe à la fin? Tous ces pinaillages? Trois ou six millions? Qu’est-ce que ça change à la réalité de la Shoah?

– Oh, Monsieur Dardenne! De grâce! Réalité est une notion bien vague, et qui en tout état de cause comprend la spécificité! Dès lors qu’un seul être a souffert du fait de sa race ou de sa religion, oui, nous connaissons l’antienne! Mais enfin supposez, supposez, que le pourcentage des morts juifs équivaille à peu près à celui des morts polonais, la spécificité y passe, et la soi-disant réalité, convenez qu’elle en prend un coup!

– On en est loin. Ils ont tout de même été déportés de l’Europe entière…

– Oui, par trains immenses qui auraient impliqué qu’on brûlât nuit et jour… alors qu’on ne distingue qu’une bien mince fumée sur les seules photos aériennes dont nous ayons connaissance… Vous n’allez pas me dire que vous ne les avez pas vues?

– Elles ont été publiées très légalement…

– Mais oui! Mais oui! Avec les commentaires appropriés… Tant pis si ça jure un peu…

– J’avoue que je ne saisis pas où vous voulez en venir. On dirait presque…

– Que nous démarchons pour l’Internationale Noire, pas vrai?

– En quelque sorte.

– À condition d’y croire, n’est-ce pas… ce qui n’est pas toujours aisé.

– Là on n’est pas obligé.

– On n’est obligé de croire à rien! Comment vous faire comprendre que les consciences sont libres? Tout ce qu’interdit la loi, c’est de tenir des propos susceptibles de déboucher sur des actes dangereux!

– Et je m’en suis bien gardé. Trop dire! Je n’ai même pas eu à m’en garder.

– On ne mesure pas toujours la portée de ses paroles… Vous, vous allez dire à votre classe : “Des preuves testimoniales, pas de preuves documentaires”, mais à supposer qu’un gamin vous consacre quelques pointillés d’attention, que va-t-il retenir, surtout si vous ajoutez que les témoignages se sont précisés et unifiés avec le temps? Que le Zykon B a mis quelques années à s’imposer sur les noyades, électrocutions, crémations de vifs, asphyxies par la vapeur d’eau, et j’en passe? Vous n’avez pas proféré en chaire, je suppose, qu’on avait fait la leçon aux témoins, et qu’ils témoignaient mieux depuis l’établissement de la vulgate…

– Certainement pas!

– N’empêche qu’un esprit moyennement doué pour la déduction pouvait conclure de lui-même! N’empêche qu’il y a du vrai! N’empêche que c’est ce que vous pensez…

– Jamais de la vie! 

 

    Etc… Sans doute me croyais-je malin de mettre de tels arguments dans la bouche de la Police de la Pensée, mais certes pas au point de tenir le procédé, d’une flagrante invraisemblance, pour une protection efficace en cas de mou… pardon! de signalement d’abus! Si aberré que soit notre siècle, je pense tout de même, ou ose espérer, que le bon sens et une certaine propreté morale (c’est-à-dire une quasi-instinctive méfiance de tous les pouvoirs) y prévalent, et que les citoyens délateurs ne constituent qu’une minorité infime; d’autre part, persécuter un obscur, c’est le mettre en lumière et lui faire cadeau d’une tribune, si exiguë qu’elle soit; enfin, il est plus que probable que 2034 et Antisémythes n’ont pas eu dix lecteurs à eux deux, ni même un seul, peut-être, dans leur intégralité, et pour une fois que je peux me réjouir sincèrement d’un insuccès!… Mais qui sait, après tout, si mon texte est aussi subversif que je l’imagine?

    Après ces digressions pleines de suc, l’inspecteur Moscovici en vient à l’indice de culpabilité qui semble avoir motivé son déplacement : le retrait en liquide opéré par Loup à sa banque : « C’est votre fric, affaire entendue; mais si j’ai un conseil à vous donner, c’est bien de le remettre où vous l’avez pris : on dirait que vous préparez une évasion, et c’est tout de même prématuré… »

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article