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Inventaire avant liquidation

[Pro ultima domo, 1]

4 Octobre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #45 : Cacatalogue IV : Pour en finir avec la fin

    Je ne me montrerai pas aussi généreux à l’égard de Pro ultima domo, le texte qui clôt ce recueil, bien qu’il ne me fasse nullement honte, sache au moins de quoi il parle, et ne manque pas d’éloquence, par endroits. Mais, écrite elle aussi dans ce “gîte rural” sombre et étriqué du V***, qui m’avait été concédé de septembre à juin pour la peau des fesses, remaniée pendant mon premier été dans la tour, cette tartine presque intégralement autobiographique exploite un matériel déjà partiellement utilisé auparavant, et encore plus depuis, puisque je n’ai pu changer les données du passé, ni su me faire d’œil neuf pour les relire. Le rapport à soi qui se définissait là est assez rare pour avoir estomaqué Anne (“terrible, poignant, bouleversant et magnifique”! et j’ai pu rompre avec une telle lectrice! Si j’avais su qu’il n’en viendrait pas d’autres), mais il est, en somme, adouci par le statut officiel de réquisitoire de cette mercuriale, qui n’anticipe que pour la pulvériser sur une plaidoirie qu’il aurait été plus méritoire d’écrire ensuite, mais toutes mes tentatives en ce sens sont allées au lac, l’enthousiasme faisant défaut – et, au vrai, la défense s’avérant impossible, attendu la nature des charges : si l’on relève çà et là quelques flottements argumentatifs, il n’en est pas moins clair d’emblée que la culpabilité réside non dans l’intention (et à peine dans la nuisance) mais dans la déficience même, et la maigreur objective des réalisations. L’excuse du legs insuffisant, aussi bien que la rédemption par la lucidité sont balayées d’avance par le procureur : 

 

    Nous nous proposons d’examiner au passage cette question de la responsabilité; mais non sans vous avoir préalablement rappelé, Mesdames et Messieurs les Jurés, que ce n’est pas sur elle que porte le débat! Il y a là une confusion de morales, ou plutôt un recours à une morale dépassée et mensongère qui ne doit pas vous dérouter : peu nous chaut que l’accusé pût ou non “mieux faire”! Que l’enlisement fût ou non inscrit dans les gènes, le milieu social, la position au sein de la famille! C’est un verdict d’insuffisance que vous êtes appelés à rendre : avons-nous affaire, oui ou non, à un minable, et peut-être au dernier des minables? Telle est la seule question à laquelle vous deviez répondre, dans le cadre de la seule morale vivante. Qui songerait, en effet, à s’évader de la culpabilité en arguant de ses malfaçons? À s’excuser sur sa laideur de ne pas séduire, sur son métalent de n’être pas lu, ou d’être un crétin sur le faible volume de sa cervelle? Où a-t-on jamais vu qu’un sportif se console d’une défaite en protestant qu’il a fait le maximum, mais qu’il était moins musclé que ses concurrents? À ce compte du reste, et je subodore que la défense ne s’en fera pas faute, on en viendrait à tenir pour défaut donné l’incapacité même à tirer parti de ses dons, et plus personne ne serait coupable de rien! La honte est meilleure conseillère : nulle n’est si forte, vous le savez bien, que celle qu’instille la conscience de peiner en vain, de se heurter à la muraille de ses limites, d’être, je dis bien d’être, et non seulement de se faire, laid, imbécile, négligeable! C’est par simple goût de la vérité que nous examinerons si l’accusé était, de naissance ou de formation, acculé à la médiocrité et au mépris; mais quelle que soit à ce sujet votre intime conviction, elle ne saurait en rien influer sur le verdict.

    Il se dessine pourtant une autre défense, dont je n’aurai pas besoin de souligner les contradictions avec la première : défense qui, faisant fi de l’évidence, se proposerait d’opérer une sorte de transmutation des valeurs,  de tirer, comme un lapin d’un chapeau, la supériorité de l’incompétence, de l’échec la transcendance, et la sagesse de la déréliction. Nous connaissons cela, nous le reconnaissons : les premiers, n’est-ce pas, seront les derniers. Mais quand, mais où? N’y a-t-il pas beau temps que nous avons percé à jour ce “tenez-vous tranquilles” adressé aux classes défavorisées, et les appelant à renoncer à toute velléité de révolte dans la perspective de la révolution douce de l’autre monde? Que personne y ait jamais cru, il y a lieu d’en douter; mais une telle croyance était commode tant pour l’oppresseur que pour l’opprimé timide, qu’elle justifiait, plutôt que de tenter l’aventure, de préserver le peu qu’il possédait. À présent que l’au-delà s’est réfugié dans l’île d’Utopie, peut-on tenir cette manipulation des valeurs pour autre chose qu’un tour de passe-passe? Peut-on ajouter foi à un accusé qui affecterait de se satisfaire, voire de tirer gloire, de ses déconvenues matérielles, sociales, et affectives? qui se prétendrait trop bon écrivain pour être lu, trop bon pédagogue pour enseigner… et sans doute trop aimable pour être aimé?

    Non que j’entende entériner sans examen la sanction du public! Il a fallu du temps, nous le savons, pour qu’il accepte de voir tourner la terre autour du soleil, ou de relever quelques ressemblances entre le singe et l’homme. Stendhal est mort dans la peau d’un romancier mineur, et bien peu de contemporains de Baudelaire imaginaient que son nom pût “aborder heureusement aux époques lointaines” – vie future effective celle-là, si l’on veut, mais maigrement consolante, puisque tant qu’on est là pour en jouir, elle demeure incertaine; et plus incertaine pour le novateur conscient de n’avoir pas donné sa mesure que pour le mégalomane confit en admiration pour ses fausses pépites. Il faudra nous demander, nous n’en pouvons faire l’économie, si, sans complaisance pathologique, l’accusé peut se flatter d’un quelconque espoir d’être célébré après son trépas; sans prétendre épuiser le sujet, remarquons d’emblée que si de son vivant Baudelaire n’était pas Baudelaire pour tous, il l’était du moins pour quelques-uns : n’eût été ce germe, on ne voit pas d’où la fortune posthume aurait bien pu lui venir.

    Gardons-nous surtout, en présence d’une vie absolument ratée, sauf le génie, face à un Baudelaire, à un Nerval, à un Verlaine, de conclure en jobards qu’une vie ratée serait le corollaire obligé du génie, ou pis encore, qu’une vie ratée serait nécessairement géniale! Méfiez-vous, Mesdames et Messieurs du jury, de cette justice du monde dont le postulat, si facilement adopté parce qu’il met un baume sur nos doutes, ôterait tout sens aux présents débats : une voix vaut une voix, c’est l’axiome démocratique; mais une cervelle ne vaut pas une cervelle, un cœur ne vaut pas un cœur, une vie ne vaut pas une vie. Il y a des gens qui ont toujours tort, des gens qui ne comprennent rien, des gens dont le cœur ne s’émut jamais que pour les broutilles qui les concernent, des vies qui ne valent pas un clou. Il n’est pas vrai qu’aux carences constatées ici réponde nécessairement là une pléthore; il n’est pas vrai qu’il existe pour tout être un domaine dans lequel il se distingue; il n’est pas vrai que tout travail porte ses fruits, et encore moins que tout temps perdu se retrouve; en démocratie, si l’on admet que chacun, sagace ou abruti, ignare ou informé, est maître de son propre sort, il s’ensuit de là, si nous faisons cause commune, que les décisions se prennent à la majorité; mais ce ne sont pas les bonnes, ou seulement par coup de pot! La loi nous interdit d’ôter la vie, sans référence à sa qualité; il n’empêche, et vous le savez bien, qu’il y a des vies d’invention et des vies de routine; des vies utiles, et des vies oiseuses; des vies de valeur et des vies sans valeur.

    À la suite de Sartre et de quelques autres, la mode prit il y a quelques décennies, de tenir le génie non plus pour un cadeau des fées, ni même pour une “longue patience”, mais pour la “solution du désespoir”; et pourquoi pas? C’est à l’article défini que je m’achoppe; que seul le désespoir donne l’élan nécessaire pour ravir un succédané de royaume des cieux, j’y veux bien consentir, encore que je n’en croie rien; mais que tous les désespérés soient des ravisseurs, galéjade! Un, par ci par là, noyé parmi des millions de rêveurs plus ou moins vite mués en résignés, et à qui, loin qu’ils ravissent, tout est ravi sans espoir de retour.

 

    L’argumentation de l’orateur semble parfois spécieuse, touchant notamment la place du bonheur, et plus précisément de l’autosatisfaction dans la “réussite” d’une vie : 

    

    Ce n’est pas mon affaire de démontrer que l’accusé n’est pas heureux […] Qu’une mère s’émerveille moins d’un bébé-phoque que de l’enfant-Jésus, que Montesquieu soit plus satisfait de mettre un point final à L’esprit des lois qu’un cantonnier corrézien de remplacer un trou par une bosse sur une vicinale qu’empruntent trois voitures par mois, je n’en prendrais pas le pari : la satisfaction dépend de l’objectif qu’on se donne, d’une conformité du désir à l’avoir, du devoir à l’accompli : pour l’atteindre, exiger peu est une voie plus sûre que beaucoup faire; elle est d’autre part entièrement tributaire des illusions qu’on nourrit sur son ouvrage, illusions auxquelles nous avons à tâche, hic et nunc, de substituer une estimation aussi objective que possible. L’état de satisfaction, Mesdames et Messieurs, échappe à toute évaluation, et vingt fois le jour nous sommes tentés de le tenir pour simple symptôme […] qui en tant que tel révèle le doute, la fêlure, la douleur : je n’essaierai pas de rendre compte du bonheur, mais s’il faut dire ici ma conviction, je crois que de nos jours un bonheur authentique, durable et solide, ne peut être fondé que sur des raisons authentiques, durables et solides de s’enorgueillir; des raisons avalisées sinon par le plus grand nombre, du moins par les autres, en ce qu’ils sont de plus ordinaire. 

 

    On voit qui représente cet accusateur tout acquis à une définition “narcissique réverbérée” de la vraie félicité, et quelles sont les limites étroites de sa tâche, encore qu’il puisse paraître contradictoire de l’entendre insinuer plus loin que “sans la présomption, ce procès n’aurait pas lieu d’être”. Mais c’est qu’il n’y aurait sens ni lieu de révéler sa misère à qui en serait pleinement conscient. Cette cour, rappellera-t-on à la fin, ne peut infliger plus qu’un blâme, touchant l’échec des entreprises et l’insuffisance des accomplissements. Mais il va sans dire que la démesure des ambitions est visée par la bande, parce que sa révélation vaut blâme, et d’autre part que mes rêves de grandeur m’ont sans doute privé du minimum vital dont jouit la grande majorité des humains : foyer, travail, compagne et compagnie. 

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