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Inventaire avant liquidation

[2034, 3]

1 Octobre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #45 : Cacatalogue IV : Pour en finir avec la fin

    Je ne sais plus où couper; il est certain que j’ai pris plaisir à me débonder de ce truc, des dialogues surtout, avec l’illusion qu’ils me donnent d’une interlocutrice; et je retrouve, chose plus rare, quelque chose de ce plaisir à la relecture. Pourquoi donc irais-je m’imposer une autre loi? Eh bien, ne serait-ce, tout de même, que parce que les embryons d’idées que je risquais là pour la première fois prennent l’allure de rengaines à présent que dans cet Inventaire même on les a déjà vus, sous une forme à peine différente, car ils n’ont guère évolué depuis. Mais après tout, ce piétinement n’est-il pas mon sujet même? Excusable, certes, sur ce thème précis, puisque les adversaires, face aux arguments, n’usent que de l’esbroufe, du matraquaque et de la répression : je ne jette donc plus l’œil au dossier que de loin en loin. Mais mon immobilisme ne se borne pas là : il me semble que tout en brandissant une éthique du progrès illimité, il y a un moment où je me suis arrêté, et réifié, ou quasi. Comme tout le monde? Avant la plupart, je le crains, et sans aucun des prétextes que peuvent fournir les obligations professionnelles et familiales. Mais revenons à Loup, dont le destin présente quelques ressemblances avec celui auquel je pense avoir échappé en fuyant l’ÉducNat en 2002, avant d’être obligé de présenter Primo Levi à quarante élèves de Terminale, où il suffisait d’un mouchard pour me plonger dans de sérieux ennuis (« tu n’as qu’à décontextualiser », me conseillait un collègue; mais que reste-t-il de Levi, une fois décontextualisé?) :

 

    L’interro écrite était fournie par le Ministère. Quarante questions, quarante propositions à adorner d’un V ou d’un F : en tapant au hasard, un gorille obtenait la moyenne; et comme il était loisible de se reporter d’une touche au paragraphe idoine de la leçon, les abrutis se signalaient par des 18. Pédagogie de la Réussite! Loup avait vu des 15, et même un 13, mais l’analphabétisme n’y suffisait pas : il fallait de surcroît confiner à la cécité pour ne pas lire les réponses à livre ouvert sur l’écran du voisin. Seuls quelques passéistes contrôlaient encore la direction des regards : pour contester les résultats automatiquement archivés, il leur fallait engager une procédure spéciale, taper un rapport : la hiérarchie les en dissuadait, les désavouait neuf fois sur dix, et grippait leur avancement. Loup pour sa part ne surveillait plus depuis cinq bonnes années : il avait glissé en douce un CD dans la fente, et bouquinait tranquillement Saint-Simon. Né et éduqué dans l’ère Gutenberg, il avait eu du mal à se faire à la luminosité de l’écran, à la difficulté de lire au lit, mais à présent feuilleter avait cessé d’être naturel, et quand il s’y ressayait, il avait l’impression d’évoluer dans un peplum, ni plus ni moins que s’il avait dû revenir à la graphie manuelle. D’ailleurs enthousiaste : un mot vous échappait-il, un clic vous menait droit à l’article du dictionnaire; et certains programmes traduisaient les phrases, pas du grand art, mais de quoi prendre connaissance d’un article en anglais ou en allemand sans savoir un mot de ces langues. Vous connectiez-vous sur un moteur de recherche, il suffisait d’isoler “cardinal Dubois” pour voir s’étaler cent mille références, entre lesquelles il n’était plus qu’à faire son marché – de préférence au plus noir de la nuit, mais on promettait des améliorations.

    À chacun selon son désir, en somme. L’école obligatoire avait sombré, la barre était placée si bas qu’on n’y apprenait plus rien, mais si vous aviez du goût pour la culture, s’étalait un champ de fouilles d’une ampleur sans précédent : les cours de Loup se bornaient à cartographier des aires prometteuses, à inciter de son mieux à la pioche, à force de mots, d’anecdotes, qui, bien qu’assidûment renouvelées, s’émoussaient inéluctablement : son public ne faisait plus la différence, s’éloignait à grands pas : on ne pouvait plus s’adapter, on ne le voulait plus : à présent, si une vanne faisait rire, Loup se surprenait au réflexe de chercher en quoi elle était stupide; et c’est avec une jalousie méprisante qu’il voyait les jeunes collègues baigner dans la popularité qu’il avait connue vingt ans plus tôt. Foutu métier. Le privé, bien sûr : il aurait pu, il aurait dû : depuis longtemps toutes les cervelles avaient fui là-bas, pour préparer les concours dès la maternelle, alors que licence en poche on n’avait le choix qu’entre le chômage et l’enseignement. Mais il s’était laissé aller, bossait de moins en moins pour ce tas de veaux, s’abîmait dans le passé, se procurant des incunables au prix d’une baguette de pain. Un champ de fouilles sans précédent : n’était-ce pas folie que se focaliser sur la zone interdite? Loup avait renoncé à jeter un œil par dessus la palissade, son agacement, autrefois vif, s’était engourdi avec le temps. On formait des moutons bêlants, eh, qu’importait? Il suffisait de n’en pas être, et Linette semblait l’avoir saisi : après quinze jours de tremblote, papa s’était rasséréné, aux anges d’ailleurs de voir ainsi surgir une interlocutrice avec laquelle se débonder, quand ils étaient seuls […]

    Saint-Simon et sa disgrâce avaient pris le large, et pourtant il n’avait pas cessé de lire – comme lisaient les élèves sans doute? Il faisait défiler le texte à rebours, quand l’écran s’obscurcit : une panne? Non : un vaste rectangle blanc apparut au centre, d’où se détacha l’impératif brutal:

    CONVOCATION IMMÉDIATE CHEZ MR LE PROVISEUR POUR AFFAIRE VOUS CONCERNANT

    […]

    Le pro cette fois s’était grimé en banquise :

  « Monsieur Dardenne! Je vous avais prévenu!

– De quoi?

– Ah! Je vous en prie! N’oubliez pas que je suis assermenté! Si vous voulez que je vous fasse empreinter un P.V. de tous nos entretiens…

– Inutile d’enfourcher un si grand cheval! Je m’en souviens fort bien, de notre entretien! Vous m’avez… conseillé de partir en Israël, et j’ai déposé une demande en ce sens. De parler à ma fille, ce dont je me suis acquitté, et avec succès, je pense…

– Il y a un point que vous oubliez, non?

– Je ne vois pas…

– Tenez, si ça peut vous rafraîchir la mémoire…”

    Pondu du jour… 7 décembre 2034…

    Monsieur le Proviseur,

    Je suis dans l’obligation de vous demander de bien vouloir dispenser mon fils Simon, de 1ère DEB, de cours d’histoire ainsi que d’instruction civique.

    Je constate en effet que certaines allégations du professeur perturbent cet enfant.

    Est-il admissible qu’un fonctionnaire, ou même tout être humain doué de raison, puisse réviser (à la baisse, cela va de soi) le chiffre des victimes juives de la barbarie nazie?

    Est-il admissible qu’il puisse se permettre d’affirmer qu’il n’y a pas de preuves de l’existence des camps de concentration?

    De tels propos me paraissent intolérables. surtout tenus à de jeunes esprits malléables. Je souhaite que Simon soit soustrait à l’influence dangereuse d’un enseignant qui à mon humble avis n’a pas sa place dans l’Éducation Nationale.

    Une bonne partie de ma famille est morte dans ces camps pour lesquels il n’existerait pas de preuve selon ce Monsieur. Faudrait-il donc pour le satisfaire, que nous ayons été tous massacrés?

    En vous priant de faire suite à ma requête, je vous prie, Monsieur le Proviseur, de bien vouloir…

    Bon Dieu! J’en avais un! Je les croyais tous dans le privé…

    Cette fois, le gouffre bée, et la panique prend le pas sur l’indignation. Plutôt faire un sort à cette dernière, pourtant…

  « Cccc’est ssscandaleux! C’est de la calomnie! De la diffamation!

– À vous parler franchement, je ne vois pas ce que ce Monsieur y gagnerait! J’ai consulté les notes de son fils : il a 19 et demi de moyenne, c’est bien ça?

– Oui… à peu près. Comme les autres…

– Vous ne l’avez pas pris à partie personnellement? Insulté?

– Jamais de la vie!

– Alors?… Je ne donne pas systématiquement gain de cause aux parents d’élèves, Monsieur Dardenne, vous le savez! Mais dans ce cas précis, il n’y a pas de raison de suspecter sa bonne foi! Remarquez bien qu’il demande seulement que son fils soit dispensé de cours!

qui à mon humble avis n’a pas sa place dans l’Éducation Nationale… C’est transparent! Son humble avis!

– Mais cet humble avis, c’est aussi le mien, Monsieur! C’est l’avis général… si toutefois ces assertions sont fondées.

– Mais c’est absolument idiot! J’enseigne ici depuis vingt ans…

– Ça, ça ne prouve rien!

– Parce que c’est à moi de prouver mon innocence?

– Non, mais c’est à moi de vous demander des comptes… dans un premier temps! Vous comprenez bien qu’il m’est impossible de lui accorder cette dispense : ça équivaudrait à un aveu! Que par voie de conséquence l’affaire remontera immanquablement! Que si je ne fais pas suivre, c’est moi qui serai dans le collimateur!

– Mais ça ne tient pas debout! C’est une machination!

– Et dans quel but? Vous ne croyez pas qu’on guigne votre poste, tout de même! J’aurai bien du mal à obtenir un remplacement…

– Merci pour le futur! Je sens qu’il est en de bonnes mains!

– Je n’ai pas à vous couvrir!

– Et qui vous le demande?

– Tant mieux! Moi, ce que je vous demande, c’est une réponse officielle. Vous avez ici deux accusations précises : celle d’avoir révisé à la baisse le chiffre des victimes, et celle d’avoir nié l’existence des camps – ou du moins affirmé qu’il n’y en avait pas de preuve.

– C’est absurde!

– Complètement absurde. Et pourtant ça s’est vu. L’avez-vous fait, oui, ou non?

– Non, non!

– Non aux deux questions?

– Naturellement.

– Avez-vous tenu des propos qui pourraient avoir été mal interprétés? Une enquête nous pend au nez, vous savez…

– Je ne vois pas lesquels… J’ai pu dire que le chiffre de six millions était une estimation approximative…

– Et cité des chiffres inférieurs?

– Peut-être… Celui de Reitlinger… Mais c’est un historien orthodoxe!

– Ah, moi, ce n’est pas ma partie! Mais vous admettez qu’on aurait pu mal comprendre?

– Avec beaucoup de prévention et de mauvaise volonté…

– Ou simplement d’ignorance, Monsieur Dardenne! Vous ne faites pas un cours d’agrégation! Un inspecteur vous l’a signalé déjà…

– Oui… Je fais un cours de CM2.

– Allons, allons… Les spécialistes ne voient que leur discipline! Il n’est pas dit que vous auriez de si bons résultats en maths… Mais passons au second point.

– Encore plus extravagant. Comment voulez-vous nier l’existence des camps? Il y a des photos, des films en pagaïe, des tonnes de documents, des vestiges… Enfin, on n’a pas construit Auschwitz après la guerre! Vous me croyez fou?

– Allons, allons… Je ne suis pas spécialiste, mais vous vous doutez bien comme moi que ce Monsieur n’a voulu parler que du mode d’exécution… La confusion n’est pas rare…

– Alors, j’ai dû dire, absolument comme tout prof d’histoire soucieux de ne pas raconter n’importe quoi, qu’il existait une abondance de preuves testimoniales, et peu ou pas de preuves documentaires… Pas un instant

– Vous aviez bien besoin de dire une chose pareille! Je vous avais mis en garde, bon sang!

– Mais enfin j’ai fait mon boulot, rien de plus et rien de moins, comme tous les ans et comme tout le monde!

– Comme tous les ans, c’est un thème que je vous déconseille. Et comme tout le monde… Je ne reçois pas de lettres pareilles au sujet des autres! En tout cas, c’était le moment de vous montrer plus prudent que tout le monde! Vous n’êtes pas stupide! Vous savez bien que le sujet est sensible! Il y a des écarts qu’on tolère d’une gamine…Vous n’iriez pas contester en chaire l’existence d’Allah dans une république islamique…

– Alors, pour vous, c’est du même ordre…

– Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit! Je vous parle de l’effet émotionnel! C’est même pire! Après tout, l’existence de Dieu, c’est abstrait… Tandis que si l’on vous soutenait que les morts que vous pleurez ne sont pas morts…

– Mais je n’ai rien dit de tel, et vous le savez bien!

– Mettons que je veux le croire, et même que je le crois. C’est un malentendu! Mais vu le contexte, le moins qu’on puisse dire, c’est que vous avez diablement manqué de doigté… »

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