Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[Mauvais procédé, 4]

26 Septembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #45 : Cacatalogue IV : Pour en finir avec la fin

    Mais revenons à notre conte. Le salaire du prof de gym est inespéré, mais l’“avance” tarde trois mois, Zoé écrit peu, ne téléphone pas, et l’on pressent l’effilochage. Arrive enfin un chèque au début des vacances d’hiver, à pic pour que notre… on ne sait trop quoi, au fond, racaille en péril d’embourgeoisement?, au bout d’un pénible voyage, tombe sur sa future en plein orgasme avec un tiers… et massacre les deux? Peut-être s’y serait-il senti tenu si on l’avait vu, mais il s’est contenté d’ouïr, et, de plus en plus semblable à son prédécesseur (tous mes personnages, si différents que je les aie voulus, recollent à moi à mesure que tournent les pages) repart la queue basse… et prend une telle cuite dans l’avion qu’il en oublie tout : la voici donc bien surpris, quelques jours plus tard, de se voir proposer par un inconnu un échange de meurtres style Strangers on the train : troisième monologue, de beaucoup le plus long, mais qui sera brièvement résumé, d’abord parce que je ne me suis que trop étendu sur les autres, ensuite parce qu’il présente une difficulté technique qui ne m’a pas paru digne d’être surmontée dans un ouvrage de ce carat : s’il semble, en effet, à peu près plausible qu’un plus cultivé rapporte un discours qui l’est moins, on conçoit mal de faire le chemin inverse, de remonter la pente, en quelque sorte, et d’employer correctement l’imparfait du subjonctif dans des propos transmis par quelqu’un qui l’ignore : il y a des chances qu’il ne l’ait pas entendu, compris de travers, etc, comme la Françoise de Proust, persuadée que Madame a exigé du “jambon de Nev’York”. Cette transmission par la bande, et même par la double bande, pose assurément des problèmes passionnants, ne serait-ce que pour l’imagination pure (puisque de toute façon personne ne répète dans la vie plus d’une ou deux répliques), mais, à supposer même qu’ils soient solubles, ils exigent de se casser la tête sur tous les mots, et surtout d’espérer qu’un lecteur veuille et puisse faire un effort similaire, ce qui n’était pas pensable pour un fond tel que celui-là. Mais on entend comme un écho de ma perplexité dans les premières lignes du troisième monologue : « Que je save tout de vous, qu’il m’a dit, c’est pas exact. Vous avez la cuite coulante, c’est sûr, mais un peu trouble (ses mots! Je m’en rappelle encore!); vos plaintes alcoolisées m’ont persuadé de votre douleur, mais pas tellement de votre bon droit. D’autant que la partie adverse manque. J’ai donc aucune prétention à juger, c’est vous qui répondrez de la moralité de la condamnation. Moi, je me propose que pour un rôle d’exécuteur. Pas une fonction reluisante, seulement j’ai pas le choix, et j’aimerais bien que par échange de courtoisie vous me faisiez crédit vous aussi et vous contentiez de frapper. Je vous jure sur la tombe de ma fille que vous débarrasserez la terre d’une de ses pires vermines… sur la tombe de ma fille, vous m’entendez? Elle avait trois ans… » Et l’on retrouvera passim ensuite cette cote mal taillée, ces “save” qui jurent avec des tournures académiques, çà et là  l’attestation de reproduire textuellement un propos (“ses mots!”), mais au vrai sans ombre de rigueur, dans un conte bâclé au courant de la plume, et qui s’égare non seulement dans des sujets dont je n’ai aucune connaissance personnelle, mais encore dans des mythes faciles auxquels je ne crois pas, et trouve indécent de sacrifier. Car tout y passe, la vie dans un placer aurifère (« Tous, on guettait la pépite à se fourrer dans le cul pour tenter quelque chose ailleurs… C’est moi qui l’ai trouvée : la chance avait tardé, et le scrupule, il attend encore : accaparer, c’était juste toucher les bénéfices d’une situation dont on avait que les charges : Yvan nous considérait par définition comme des truands. Oh, elle était pas monstrueuse, 525 grammes, juste la possibilité de tirer son épingle du jeu en prenant un troquet en gérance à Saint Laurent… Je serais bien allé plus loin, mais j’en avais pas les moyens, et l’Orpailleur, vous voyez, rue Thiers, juste à côté de la boîte? attendait preneur…  »), les commerçants chinois (« Ce veau croyait acheter le chiffre d’affaires et la clientèle, mais t’as vu ce qu’est redevenu L’Orpailleur à présent? Les rois du commerce! Aimables comme des portes de frigo! Et pas plus d’idées qu’un coffre-fort! En Chine, on pense pas, on récite. Cela dit, il y a sûrement pas perdu, vu que tout le reste est à lui, et qu’il faut bien que les gens aillent quelque part… »), la culture du hasch en gros dans une clairière de la forêt guyanaise (« Ginestà en avait vu d’autres, mais rien d’aussi… impudent : bien deux terrains de foot, étalés en longueur le long d’une crique. J’ai dit : on y arrivera jamais à deux. Il a cogité, écrasé une tête, et finalement : “Si… Jouable : c’est presque sec. Faudra prendre que le bon. Des outils, mille sacs-poubelles, un camion bâché, et une semaine de bouffe… bien reconstituante… De toute façon, on perdra du poids!” »), la traversée de l’Atlantique en catamaran avec une tonne de shit (« Pour ce qui est de l’interminable ennui de la mer, on a frisé l’overdose : un mois jusqu’au Cap Vert! Au début, je trouvais ça plutôt reposant »), la naissance d’un prématuré anencéphale (« “ Mieux vaut éviter ce spectacle à la mère.” Et c’est vrai, c’était hideux, oh, à peine plus, je suppose, qu’un prématuré ordinaire! On aurait dit qu’on lui avait arraché tout l’arrière de la tête… J’étais un peu sonné d’être responsable, encore que je cherchais pas la ressemblance… “C’est fréquent? – Le premier que je vois en trente ans de médecine. Mais vous comprenez, d’ordinaire… Certes, l’échographie est pas obligatoire, mais…” », l’apparition d’un ex-devenu-ennemi censément enterré, les rites d’exorcisme d’un berger de l’Aubrac… et de curieux états de conscience modifiée :  

 

Ça nous scie toujours qu’un homme puisse être doté de pouvoirs surnaturels et vivre dans la misère, on ricane que le diable est pas très généreux, on y voit la preuve que c’est du bidon, alors qu’on s’étonne pas que des inventeurs de génie soient morts de faim… Mais là, je pense qu’en effet l’argent était secondaire : il avait surtout envie d’un peu de compagnie, pour lui c’était inespéré, et aussi, je crois, de voir à quoi ressemblait le pays de là-haut… D’ailleurs, pourquoi toujours chercher des mobiles sordides? Il avait surtout le désir d’être utile, comme bien d’autres… C’est bien le plus triste, que le mal sur terre, et même le mal pour le mal, procède en général d’un malentendu… de peurs réciproques, le plus souvent. Il a fini par se décider, il avait des préparatifs à faire, et je suis sorti respirer sous le prétexte de le laisser en paix… Et là, dans la neige, j’ai eu mon premier, comment appeler ça? décollement : je me suis brusquement trouvé transporté, je l’ignorais alors, des années plus tard : la mort de ma petite fille était un fait avéré, le travail du deuil s’accomplissait, le chagrin laissait place au souvenir… C’était terriblement triste, quoi de plus triste que l’oubli des morts? Mais c’est une vue de l’esprit, car l’oublié – j’espère! – en souffre pas, et l’oublieur, encore faut-il qu’il se souvienne assez pour déplorer l’oubli… Et de fait, le décollement était que partiel, c’était une infidélité coupable, un reproche sortait de terre, à l’égard de ma vile obstination à vivre… Je peux pas dire exactement combien cet état a duré, il abolissait le temps; comme je m’étais assis sur une vieille souche, il m’a semblé que j’avais eu un simple coup de barre…

 

    Ayant fini par perdre sa femme, et surtout son Estelle de trois ans, prunelle de ses yeux, M. Mœbius (le seul narrateur qui soit nommé) se fait happer par la confrérie des médiums, et c’est de (ou disons par) la bouche d’une très jeune fille en transe qu’il entend un “Bonzou’ papa” qui l’envoie dans les pommes. Le surlendemain, un doute plus ou moins rationnel ayant repris le dessus, il s’emploie à vérifier une des assertions antérieures du medium, et, pénétrant dans une maison abandonnée en quête d’un cadavre, c’est un cahier qu’il découvre dans un tiroir, cahier qui commence de la sorte : « Ne serait-ce qu’un survol de ma collection de vengeances avortées, je ne me risquerais pas à l’entreprendre : fastidieux pour vous, humiliant pour moi. » Pour la suite, voir le commencement.

    Il serait surprenant qu’un oulipiste quelconque ne se soit pas essayé au récit mœbien, mais je n’en ai lu aucun de quelque étendue, et, à l’issue (si j’ose dire) du mien, je ne peux même pas lancer le défi de faire pis, me sentant déjà surclassé par cette scie qu’affectionnait mon père, et pour laquelle Gogol annonce aujourd’hui “about 132000 results” :

        Je suis la Seine jusqu’à la morgue

        Et ne trouvant plus mon chemin

        Je redemande au joueur d’orgue

        Où se trouv’ la Chaussée d’Antin

        Il me dit je connais l’endroit

        Suivez la Seine jusqu’à la morgue

        Et après, c’est toujours tout droit

        Je suis la Seine jusqu’à la morgue

        Et ne trouvant plus mon chemin, etc

    Mais dans ces espèces de comptines la niaiserie est intentionnelle, et, ne le fût-elle pas qu’elle n’excuserait en rien l’immonde facilité de ce “cahier” nouant la boucle. Disons à ma décharge que le nœud était provisoire, et que d’ores et déjà quelque épisodes (je me souviens vaguement d’un enseignant jaloux d’un collègue et d’un gamin qui se découvrait une vocation de sadique aux dépens d’une prostituée italienne) avaient été éliminés – sans laisser, semble-t-il, la moindre trace matérielle, ce qui, pour un avare comme moi, surtout des fruits de sa cervelle, est sans doute significatif. Pourquoi avoir conservé le reste, qui n’est ni meilleur ni pire? En réalité, Mauvais procédé ne fut extrait de sa poubelle que pour former recueil avec les trois derniers (auxquels j’ai ultérieurement ajouté La malle schlinguante, une piètre et partant ultime aventure de l’inspecteur Buû). Il s’agissait d’une production de période ouvrée [1], à laquelle je ne demandais guère qu’un peu de divertissement… en laissant libre essor à mes dons de conteur, sans me préoccuper d’arriver quelque part. On trouve parmi les personnages un Rappinière et un Potocki, ces rappels ne sont pas absolument trompeurs, car les récits dans le récit du Roman comique, du Manuscrit trouvé à Saragosse et de bien d’autres, à commencer par Don Quichotte, me fascinent par une alternance de déception et de réinvestissement (modérés l’un et l’autre, avouons-le, dans ces vieux romans) : le conteur semble s’imposer la gageure de renoncer périodiquement au capital d’attention qu’il a su accumuler, pour repartir de zéro, et l’on a parfois du mal à s’interdire de sauter cet “il était une fois” malencontreux qui laisse en suspens des êtres au sort desquels notre intérêt est acquis. Peut-on tenir le lecteur en haleine quand le récit ne s’annonce pas d’emblée comme séparé, mais vient s’insérer dans l’histoire antérieure comme s’il en faisait partie? Voilà ce que j’avais voulu tenter, initialement, à l’aventure, mais n’excluant pas, après avoir “ouvert” les récits A, B, C, D, E, F (je crois bien que j’étais allé jusqu’à six, avant de me rendre à l’évidence qu’a dater du troisième, n’importe quel demeuré aurait pigé le truc et cesserait d’attendre la suite), de les “fermer” successivement en ordre inverse, de F à A, et pour que cet énorme machin eût au moins une unité thématique, c’est autour de la vengeance que j’avais décidé de le faire tourner, en m’éloignant, de cran en cran, de la mortifiante réalité de l’inhibition, pour y revenir item pedetemptim. Quand je pense à la simple difficulté d’accrocher un lecteur à une histoire… mais précisément, en m’attachant cette casserole au cul, je me tenais quitte d’autres obligations, et surtout ce celle de progresser, comme dans les Buû, vers une découverte d’intérêt général.

    D’un tel projet à celui d’une narration en boucle, il n’y avait pas des lieues. La voix de la paresse parlait haut, dans la mesure où il est nettement plus aisé de mettre des personnages dans des situations inextricables que de les en sortir (voilà une clef de “l’esthétique des chemins ouverts” que je crains d’avoir omise il y a quelques centaines de pages!). Un véritable récit ou discours mœbien, à bien réfléchir (ou du moins autant que je peux) est une absurdité en soi, excluant non seulement la surprise, mais même l’illusion d’icelle; une description, à la rigueur, si chaque élément est autonome, peut être commencée à n’importe quel stade, à condition de refuser toute référence au déjà dit, et de ne reculer devant aucune répétition. À la limite, c’est bien parce que les monologues de mes narrateurs ne présentaient pas d’intersection qu’on aurait pu, théoriquement, lire cet opuscule comme on tourne sur un vélodrome. Il n’en restait pas moins qu’on commencerait à la première page, et finirait, dans le cas de persévérance le plus favorable, à la dernière; que le plus probable était qu’on ne lût rien, ou quasi, parce que ce texte, pour constituer un mauvais procédé (j’entendais par là celui de décevoir délibérément l’attente du consommateur) aurait dû commencer par n’être pas ce qu’il n’a guère tardé à m’apparaître, c’est-à-dire une affreuse salopade qui en disait long sur ma créativité narrative et mes talents de conteur, indépendamment de tout message : puis-je, m’étais-je en somme demandé, me fixer le simple objectif de plaire? La réponse était non. Ou semblait l’être. Je n’ai pas baissé les bras pour autant, et je crois que si j’avais saisi une des “occasions” qui s’offraient encore en Guyane (je n’avais pas atteint la cinquantaine) il me serait resté assez de vocation rentrée pour rendre la vie pénible à ma compagne et à mes enfants. 

 

 

[1] Je n’ai cependant pas foutu grand-chose lors de ma seconde année guyanaise, ma proviseure s’étant mis en tête que j’adorais le boulot, et m’ayant puni de mes insolences en me bourrant l’emploi du temps de groupes de latin minuscules.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article