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Inventaire avant liquidation

[Un solipsiste athée]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #28 - 29 : Dieu? - Hier la Révolution

     Mais enfin, tout cela est vague, et manque de statistiques ordinaires sur quoi s’appuyer, qui ne sont écrites nulle part, mais sans lesquelles toute remarque est vaine. À certains égards le sort m’a peut-être gâté, mais il m’en redevait depuis la naissance, et moult sont mieux lotis. Au reste, quand bien même certains trépasseraient à leur première imprudence, voire sans en avoir commis aucune, alors que d’autres tromperaient la mort cent fois, dans une perspective élargie, cerisiers et barakistes rentrent dans la norme. Si Tartempion me dressait la liste ci-dessus, ou une bien plus forte, je n’y verrais pas ombre d’un argument en faveur d’une survie de l’âme : le rudiment de la raison est de ne pas excepter mon cas, comme le fait cet âne de Dutourd, qui compterait pour rien le roman sauvé d’un confrère, même cent fois meilleur que le sien. Si le miracle des gogues résiste, dans sa mesquine analité, c’est que j’ai éludé moi-même une enième vérification.

     J’avais alors quelque chose à sacrifier. Une femme, pas nécessairement, mais une longue vie, une œuvre à faire, nécessairement corrosive dans son principe, même si la réalisation piétine loin des espérances. À présent qu’elle est venue, que je l’ai vue, et qu’elle n’a pas vaincu, que me reste-t-il donc à offrir? à quoi renoncer? Débris, déchets, vestiges : dix, quinze ans d’existence, à tout casser, dans les macérations et la charité? Tout à gagner, rien à perdre, à me mettre à genoux pour m’abêtir; et je trouve le moyen de réclamer encore, de dicter mes conditions, faisant flèche de tout bois, et notamment de l’incrédulité qui désormais nous entoure, car j’ai marché avec mon siècle : puisque la foi a quasiment disparu, Seigneur, c’est bien que Vous déconnez un max… Comme si les autres, ces idiots, étaient une loi pour moi! Comme si l’affaire ne devait pas être réglée en fonction des lumières qui m’ont été données personnellement! Et comme si Dieu avait besoin des hommes, alors que ce sont les hommes qui ont besoin de Dieu!

     Le plus grave, c’est que même au seuil de la décrépitude et au sein de la déréliction, je ne suis pas si sûr que ça de la souhaiter, l’Apparition : mut-mut, c’est comme la mort, douce de loin, formidable de près. Misère! Je ne bande plus guère et n’espère plus plaire depuis un bail; mes écrits, que je les achève ou non, ne sortent plus d’ici, on ne les découvrira ni avant ma mort ni après, parce qu’il n’y a pas de passerelle, et probablement rien à découvrir; je ne connais plus personne; plus personne ne me connaît. Et néanmoins je chipote… De quand date le dernier accès? Un an ou deux… de quelques volumes sur le linceul de Turin, d’où il ressortait qu’on l’avait daté de travers, et surtout, surtout! que les fibres de lin dont il est tissé n’avaient pas été arrachées, collées pourtant qu’elles étaient au corps par le sang séché : leur état restait inexplicable en celui de la science, et à tout prendre une désintégration-résurrection tenait mieux que jamais la route… Ça m’a tourneboulé quelques jours, et puis, sans raison, sans élément nouveau, avec un ça se saurait fainéant, je suis passé à autre chose, et n’y suis pas revenu… Un appel? Subjectivement parlant, ce n’est pas niable; et ne faudrait-il pas en entendre un autre, lui tout récent, livresque aussi, mais d’une teinte un peu différente, dans un irrépressible accès de larmes – oh! quelques gouttes – en présence des premiers quatrains d’Ève, les alexandrins les plus parfaits, et peut-être les plus inspirés qu’on ait jamais écrits, que ce corniaud de Gide, le plus mesquin des hommes moi-même compris, avait bannis de son anthologie?

 

Ô Mère ensevelie hors du premier jardin,

Vous n’avez plus connu ce climat de la grâce,

Et la vasque et la source et la haute terrasse,

Et le premier soleil sur le premier matin.

 

Et les bondissements de la biche et du daim

Nouant et dénouant leur course fraternelle

Et courant et sautant et s’arrêtant soudain

Pour mieux commémorer leur vigueur éternelle

[…]

Une création naissante et sans mémoire

Tournante et retournante aux courbes d’un même orbe,

Et la faîne et le gland et le coing et la sorbe

Plus juteux sous les dents que la prune ou la poire.

 

Vous n’avez plus connu la terre maternelle

Fomentant sur son sein les faciles épis,

Et la race pendue aux innombrables pis

D’une nature chaste ensemble que charnelle.

 

Vous n’avez plus connu ni la glèbe facile,

Ni le silence et l’ombre et cette lourde grappe,

Ni l’océan des blés et cette lourde nappe,

Et les jours de bonheur se suivant à la file.

 

     La difficulté, je le reconnais, consiste à choisir, et à moins d’en citer douze pages à la file, on ne peut rendre justice à Ève, ni à Péguy en général, le seul écrivain qui néglige délibérément la règle de concision – comme Dieu? Il est certain que l’émotion qui naît de cette évocation de la terre avant la chute, de cette liberté heureuse “ensemble que stagnante”, prend racine dans ma micro-biographie, qui sous ce rapport ne brille pas par l’originalité, que le retour au giron suffit à expliquer mes pleurs… mais que néanmoins il y a quelque chose de contre-nature (ou de contre-faux-self?) dans le désir de m’immerger “jusqu’au bout” dans les deux mille quatrains (encore en a-t-il écarté le tiers) de ce piétinant poème… et de diabolique, qui sait, à saisir en guise de bouée de sauvetage, les Lettres philosophiques, qui se trouvaient traîner sur mon pieu, et qui, toutes concises qu’elles sont, n’avaient pas grand-chose à m’apprendre? Je suis très loin d’avoir réglé mes comptes avec l’hypothèse Dieu, il me semble parfois que je n’ai pas cessé un instant d’avoir la foi, et que lorsqu’on m’annoncera : « Tu t’es damné sciemment », je ne pourrai qu’acquiescer.

     Il n’y a pas si longtemps que j’ai dépassé le stade où, à Noël ou à mon anniversaire je melounais in petto : « On va bien m’appeler? Morbleu, ce n’est pas un jour comme les autres! » Maman s’en fait une loi, mais elle ne compte pas. Quant aux autres, macache et remacache. Simple équité, d’ailleurs : moi, je n’appelle personne. Il m’a passé aussi – bonjour Sagesse! – en cas de déprime, de sortir, marcher ou rouler dans l’espoir d’une rencontre – ou d’une révélation. Parfois j’entrais, tout aussi vainement, dans les églises, et c’était la même démarche : la fillette perdue et éplorée que la raison n’attend plus mais que le sentiment espère encore, sa présence sur ma route s’expliquera humainement à la perfection : ce n’en sera pas moins Dieu, quelque part, qui l’aura placée là. Et Son aura, presqu’imperceptiblement, persiste à nimber ces événements rares mais réels, un sourire, deux mots de gentillesse d’une inconnue, la lettre d’une ancienne élève qui remonte sept, quinze ou vingt ans pour renouer le contact sans savoir pourquoi, et quand je m’arrangerai pour le rompre, c’est aussi une perche tendue par Dieu que je repousserai… J’arrive mal à concevoir les autres comme distincts, et considère chacun d’eux comme représentant de tous, agissant de concert… De là à supposer qu’On tient leurs ficelles, il n’y a pas des lieues. La triangulation n’est pas absolument loupée chez moi, puisque je m’en rends compte, mais je me sens porté naturellement au solipsisme – ou à la paranoïa, ce qu’on peut faire de plus proche d’un contradictoire solipsisme athée : les autres forment un tout parce qu’ils papotent et complotent ensemble, qu’ils ont partie liée et s’abreuvent au même sein, mais il est tellement plus simple qu’ils n’aient d’autonomie qu’apparente, que ce tout soit Dieu, et que ma vie se résume à mes rapports avec Lui!

     Suis-je pédé, alors que je n’ai désiré que des filles? Suis-je croyant, alors qu’il n’y a aucune raison de croire et que, selon toute apparence, ce Regard, qui du reste ne m’a jamais gêné – mais j’avais perdu la foi avant l’âge des branlettes – ne pèse plus sur moi depuis longtemps? Je l’ignore. Il me semble que non, à énormément pour cent, et que néanmoins l’hypothèse est tapie dans son coin, pour insinuer son thème supplémentaire d’angoisse. Le problème se complique évidemment de ce que l’ancrage profond de la foi ne constituerait pas une preuve de l’existence de son objet : il attesterait seulement mon besoin de ce témoin, de cet ennemi, de ce juge, surtout quand tous les autres se sont dérobés : on Le voit trop clairement décalquer le Père, et l’éviction du Paradis certaine Sentence d’Indignité qui m’aurait jeté dans la révolte ostensible et la négation, avec pour objectif la réhabilitation du Moi ou son autodestruction, ce point n’est pas établi. Nier le Père, nier Dieu, c’est tout un? en simplifiant… Car si, ici et là, je ne me fixe de devoirs que contre eux, ils ne s’entendent pas très bien ensemble, d’une part, et de l’autre les deux négations sont loin de se superposer. Dans un cas, la soumission est impossible, car la loi n’est pas claire, si ce n’est sur ce point : qu’il est coupable de se soumettre : double bind bien connu. Alors que Dieu, lui, s’explique à peu près, et qu’en extériorité il ne paraît pas duraillon de Lui obéir – quitte à chanter faux, comme tous ces pauvres ci-devant poètes peinant sur leur traduction pénitentielle des Psaumes, avant d’apprendre là-bas qu’ils sont damnés quand même, pour crime de vers froids et compassés! Fait comme je suis, que changerait donc la Preuve? Au mieux donnerais-je tous mes biens – en luttant contre la tentation d’en garder un peu, sur un compte secret, comme Ananie et Sapphire –, auto-da-ferais-je mes scribouillages – en espérant qu’un exemplaire échappe au feu – et tendrais-je ma volonté vers la prière et la compassion – sans parvenir à mieux qu’à supporter mes dissemblables, à perdre en oremus le peu de temps qui me reste… et, probable, en me rengorgeant de passer pour un saint! Triste programme, et mornes lendemains : on peut prévoir un châtiment aux petits oignons, pour n’avoir su considérer Dieu que comme un bourreau et un margoulin! Mais qu’y puis-je, si toute autre image manque à l’album? À Lui de me métamorphoser, puisqu’Il a laissé faire…

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