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Inventaire avant liquidation

[Le Respect de la Différence]

20 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #28 - 29 : Dieu? - Hier la Révolution

     La manip idéologique vient d’en haut, comme toutes, et le Respect, c’est avant tout celui que revendiquent les pouvoirs en place pour le poste occupé : me Respecter, c’est d’abord ne pas faire subir au fait l’épreuve d’une confrontation au droit. Je suis un Élu, un Diplômé, un Grand Acteur, le Prof, le Proviseur, une Voix Autorisée, c’est comme ça. Contrat de dupes entre le nanti et le démuni, qui ne reçoit, en échange de l’aval des hiérarchies effectives, qu’un peu de courtoisie formelle : on te fout à la rue en dégraissant l’entreprise, mais n’importe, tu n’en es pas moins Respectable, la DRM te traite en humain à part entière, et, en échange, tu ne reviens pas avec ton fusil de chasse. Le grinçant de l’affaire, c’est que les obscurs et les sans-grade, l’immense armée de ceux qui croient savoir qu’ils ne méritent pas mieux que ce qu’ils ont, tout en refusant de le regarder en face, ont sauté sur cette valorisation de pacotille, mais sans vraiment renvoyer l’ascenseur, à l’école en tout cas, où les élèves les plus nuls sont imbus de leur dignité, mais où les profs sont plus décriés que jamais, sans doute parce qu’il faut bien, tout de même, que l’ego immaculé trouve un responsable à son échec.

     Bon, j’ai déconnecté depuis trop longtemps pour être bien sûr du dernier point : peut-être que ça marche dans les deux sens, encore que voir à toutes les rentrées, à une époque où le moindre job est précieux, toutes les académies, même celles du Midi, trouées comme des gruyères, m’incite à n’en pas démordre. Mais passons. Même si ça marche, c’est dans le sens d’une régression, et c’est surtout pour ça que l’adaptation m’est impossible. Quand on n’est pas d’accord, on discute, au lieu de Respecter la stupide Vérité du vis-à-vis. Quand l’autre a un défaut, on le lui signale; du moins est-ce ce que j’attends de lui touchant les miens. Avant de Respecter la Différence, le devoir de l’homme, à mes yeux, est de la réduire, ou plutôt, de la dépasser vers un mieux-que-toi-ou-moi. Le risque de totalitarisme n’est pas mince, et l’intention totalitaire doit être cernée et combattue : quand on discute, c’est surtout, initialement, pour changer l’autre. D’autre part, l’ennui mortel est à craindre si l’on parvenait à ses fins, puisqu’on vivrait alors parmi les clones. Mais n’est-ce pas déjà le cas? C’est au moins l’impression que me donne l’envahissante religion du Respect.

     Encore une fois, je ne jurerais pas que mon impression corresponde à des faits. Peut-être me suis-je simplement usé avec les années, las de rabâcher les mêmes choses, dépité qu’elles ne fussent pas comprises, et me demandant s’il y avait quelque chose à comprendre. Après tout, le Discours sur la tolérance ne date pas précisément d’hier. Mais n’oublions pas que Voltaire était confronté à la roue et aux bûchers! On a observé une véritable mutation entre Marx, pour qui le Juif devait être dépassé vers l’Homme, et le Droit à la Différence qui prévaut de nos jours, et me semble dérivé de la seule Différence qui importe à nos Maîtres-Penseurs : pédés, musulmans, ethnies diverses et variées n’ayant là qu’un rôle d’appoint. Ce qu’il s’agissait d’abord de promouvoir, ce me semble, c’est le droit de maintenir une “identité” qui n’est même plus religieuse, à peine culturelle, purement groupusculaire : de se remparer dans une famille délibérément fermée, et de n’en être pas moins, que dis-je? que plus Homme. Le Christianisme, l’Islam et le Communisme ont fait couler beaucoup de sang, et sont indéfendables pour cela; mais je retiens quand même à leur honneur qu’ils ne méprisaient pas les Infidèles, ne les considéraient pas comme une espèce inférieure, puisqu’il était loisible à chacun d’eux, à l’issue du baptême ou d’une simple profession de foi, de rejoindre l’élite des Élus. Dans cette universalisation de la Vérité Plurielle, c’est le triomphe du Judaïsme que je crois discerner, et ce n’est pas pour cela qu’elle me gêne, mais parce qu’elle interdit toute ouverture vers une transcendance terrestre, par le dépassement des aspérités ridicules de chacun. Parce qu’elle est conservatrice, de la manière la plus fermée qui soit, la raciale : il n’y a pas plus de race juive qu’homosexuelle, mais le second groupe est clos par nature, et le premier repousse avec vigueur les candidats. Qui donc avait intérêt à cette sacralisation de la Différence, sinon ceux qui jouissent d’une part monstrueusement disproportionnée de pognon et de pouvoir, et entendent bien la garder et l’accroître? Qui donc avait, justement, le pouvoir intellectuel de l’imposer? Mais peu me chaut : ce qui me désempare, c’est qu’on cingle en sens inverse de la liberté et de l’égalité.

     D’autres “reculs” m’ont frappé de plein fouet, et au premier chef le nivellement des contenus de l’enseignement : quand je bossais en collège, je ne sentais pas peser sur moi tant d’obligations absurdes et inavalisables : le Brevet n’était guère qu’une formalité, on était censé apprendre à lire et à écrire aux gamins, les moyens mis en œuvre importaient assez peu, et il n’était pas interdit de leur enseigner du même coup à penser. Sur la fin, le formalisme imbécile des champs lexicaux et autres billevesées paralinguistiques commençait à m’agacer sérieusement, mais c’était l’affaire de deux heures que d’inculquer ces conneries, en s’excusant de leur inutilité ou de leur inconsistance. L’essentiel n’était guère entamé. En lycée, le Bac exerçait une royauté pénible, mais seule une épreuve écrite, le commentaire composé, était abandonnée aux vertiges du charabia, et encore pouvait-on s’évertuer à la rendre tant soit peu sensée. Pour l’oral, la bêtise des examinateurs faisait des ravages, mais on n’était pas obligé de ne tenir aucun compte de ce que disait un texte, et jusqu’à la fin du millénaire, on restait à peu près libre de faire sa pioche dans la littérature française au grand complet. Successivement sont arrivés les groupements, pour éliminer l’atypique, tuer la surprise, réduire “Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent” à… je ne sais trop quoi, une variation sur le thème de la Déréliction et de la Résistance, peut-être… On imagine Lautréamont se frottant les mains : « Tiens, si je traitais aujourd’hui ce thème… ». Mais passait encore. Ce qui m’a cassé bras et jambes, c’est la survenue du programme, avec ses Marivaux, ses Giraudoux et ses Primo Levi, et, pour finir, l’injonction de substituer aux thèmes les genres littéraires, en prenant soin de ne se soucier que de ces derniers : en somme on pouvait encore choisir le passage où Rousseau confesse qu’il se branle, mais seulement pour se demander ce que ça apporte à l’autobiographie, ce dont oncques élève, ni personne, n’eut rien à foutre. Ce qui compte, mille tonnerres, c’est ce que l’autobiographie apporte au lecteur!

     On n’est pas si loin du Grand Soir qu’il pourrait paraître, puisque la nécessité d’enseigner des sornettes sciait à la racine la conviction de travailler à l’avènement de l’Homme Nouveau. Avec l’ultime réforme, et surtout ce cours de Terminale à la finalité introuvable, qu’on m’avait flanqué sur le râble la dernière année, plus d’interstice par où aurait pu passer le vent coulis du Vrai : à la lettre, je ne savais plus que dire de sensé, à moins d’exposer mes poulains à de piètres résultats au bachot, ce que je n’avais pas la force de prendre sur moi, sachant bien d’ailleurs que je n’aurais pas été suivi, et qu’ils ne me demandaient plus rien d’autre que des recettes pour Le passer sans effort. Le formalisme avait non pas exactement triomphé, chacun sachant, même les littéraires des plus obtus, ce que valait l’aune d’un discours coupé du quoi, confiné dans le comment, et qui, même là, n’avait pas d’objetracontait n’importe quoi, un discours pire encore à débiter et à inculquer que l’héraldique, l’astrologie ou la physiognomonie, dont au moins l’absurdité est délimitée; mais il avait envahi tout le champ de l’enseignement des lettres, donc de mes relations avec les élèves, qui étaient mes seules relations humaines depuis si longtemps. J’en perdais le sommeil, j’en étais malade, et sans doute n’aurais-je pas tenu le coup bien longtemps, même si une inspection n’était pas venue catalyser le désespoir. N’omettons pas, du reste, le soupçon d’avoir tort, de ne rien comprendre à rien, dont j’était harcelé, et auquel je reviendrai si j’ai le courage de consacrer un chapitre au sujet.

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