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Inventaire avant liquidation

[Révolution et enseignement]

20 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #28 - 29 : Dieu? - Hier la Révolution

     La Révolution, pas exactement; mais à chaque “cours réussi”, à chaque “roman” d’élève où j’avais lu la promesse d’une “sortie du cadre”, à chaque parent qui se (et me) félicitait du goût de réfléchir que je donnais à son rejeton, à chaque collègue même qui convenait de la monstrueuse connerie du formalisme auquel s’abandonnait l’enseignement du français (car sur ce point je n’étais pas ministériel! Mais il faudrait distinguer les temps), j’éprouvais cette élation vers un futur où l’on ne raserait peut-être pas gratis, mais où le Mensonge et la Bêtise auraient reculé, et avec eux la seule oppression qui m’écrase; ils sont du reste inséparables de toutes les autres. En traquant en soi ce monstre à deux têtes, sans l’épargner chez le voisin, on se libérait. Et c’était mon affaire et mon travail, avec les bémols de la cautèle, puisque si la lettre comme l’esprit des Instructions me donnait raison, je savais fort bien qu’on attendait de moi exactement l’inverse : à combien de vous savez bien évasifs ai-je feint d’être sourd! On affectait d’avoir signé un contrat avec l’apprenant, pour pouvoir lui reprocher la déloyauté d’y avoir contrevenu, mais dudit contrat il n’avait pas rédigé une ligne : simple habillage du vieux despotisme. On était censé prendre en compte la parole de l’enfant, et l’on ne s’employait qu’à l’écarter, à la marginaliser, à l’égarer vers des queues de cerises. Vous savez bien… que les gosses sont changeants, pas fiables, que l’école, quoi que bafouillent les idéologauchos planqués au ministère, ne peut pas être le lieu de la démocratie… et je le constatais tous les jours. Gosses ou non, la curiosité, le plaisir d’apprendre ont des limites, et l’on ne va pas très loin en batifolant, surtout à 25 ou 30, dont les centres d’intérêt diffèrent. Se casser la tête deviendrait-il naturel dans une société où échouer n’humilierait plus? Nous n’habitions pas cette Utopie, je ne pouvais renoncer à la contrainte si je voulais que mes élèves apprissent quelque chose, et consentissent à rédiger un devoir au lieu d’aller se promener. Les cours que j’eusse assurés sans salaire ne constituaient qu’une minorité infime, et inversement, sans l’obligation de me subir, la salle n’aurait pas grouillé de monde : mes clubs psychanalyse, italien, e tutti quanti voyaient l’assistance chuter de cinquante à cinq entre septembre et juin, et je me convainquis assez vite que mes rares congés-grippe étaient salués des mêmes rugissements d’allégresse, en cour de récré, que ceux des collègues les plus rasoir; je ne tardai guère à faire mon deuil des devoirs facultatifs (à moins qu’ils ne fissent sauter une sale note), et relevai les absents comme un autre. Il m’aurait paru ridiculement démagogique de donner le choix aux élèves des activités, des sujets, des textes étudiés, ce choix ne pouvant se porter que sur le misérable mouchoir de leurs connaissances préalables, alors qu’ils étaient là pour découvrir du neuf. Quant aux notes, je ne pouvais me permettre d’y renoncer, non seulement vis-à-vis de l’administration, mais – quel aveu! – parce que je savais que sans elles plus personne n’eût plus rien foutu; et, avec le temps, j’avais fini par noter tout, même les lectures personnelles, que je contrôlais par des interrogatoires. D’autres ont prétendu associer les masses à la notation, mais, sauf à perdre un temps fou et à humilier publiquement les cancres, je ne vois pas comment on pourrait s’en dépatouiller : la simple acceptation d’une contestation suppose une lecture publique, et expose à des chamaillis sans fin, profondément stériles.

     Mais je tenais, dans mes laïus inauguraux, et surtout par l’exemple, à bien distinguer ces exigences que j’édictais au nom de la fraction de la classe (fût-elle hyperminoritaire), voire de la part de l’élève (fût-elle fantasmatique) qui aspire à travailler et à apprendre : c’est de cette incernable entité que je m’instituais représentant, quand je leur infligeais un devoir le samedi matin, ou vingt pages de “roman” par trimestre, m’insurgeais contre leur paresse ou jugulais un chahut. En principe, si tous, et de toute leur âme, avaient refusé de bosser, j’aurais dû m’incliner, et s’ils m’avaient tous lancé des tomates, les rejoindre : plus personne pour les recevoir. Position théorique et fumeuse, dont il ressortait tout de même que je ne demandais aucune déférence pour ma personne : de fait, la liberté de parole était entière, même s’ils furent peu à la prendre jusqu’à l’injure, et si cette dernière n’était pas aussi souhaitée que je l’affichais. Et tout ce qui ne contrevenait ni au travail ni au bien-être des autres – chewing-gum, casquettes sur le crâne, etc – était explicitement autorisé : pas question d’attendre au garde-à-vous que j’octroyasse la permission de s’asseoir! Je demandais peut-être plus de boulot qu’aucun, mais uniquement de par ma fonction, que ma pauv’ tête se peignait déléguée par le peuple, et non par la hiérarchie, à laquelle je ne faisais jamais appel, ce qui favorisait une confiance très spéciale : nos affaires étaient nos affaires – l’évaluation des résultats faisant exception, ce qui n’allait pas sans difficulté. Mais là non plus, je n’estimais pas exercer un pouvoir, la note – et l’appréciation, et leurs conséquences – se donnant pour une simple traduction du travail accompli – ou refusé. On ne tarit pas de sarcasmes à l’encontre du prof copain, et peut-être sont-ils justifiés : c’est sans doute se refuser des moyens que ne pas chausser les pantoufles du Père, et exiger le respect des décrets en livrant aux bêtes celui qui les édicte. Mais je n’avais pas le choix : l’exercice d’une autorité sans base m’était impossible : de droit, j’étais leur égal; de fait, c’est une autre paire de manches, et peut-être ne tenais-je tant à l’égalité de droit que pour faire mieux ressortir ma supériorité de fait. Étais-je aimé? Je n’en suis pas sûr. Pas de tous, en tout cas, notamment des cons auxquels je présentais leur connerie comme coupable et guérissable; ne retenons pas à mon actif qu’on venait si volontiers frapper à ma porte qu’à Mor***, par exemple, je fus obligé d’instituer un jour, comme les Verdurin : cette porte-là était probablement la seule qui s’ouvrît, peut-être n’eussé-je pas vu un chat si les collègues n’avaient édifié des murailles entre le turbin et la vie privée : à cet égard le désert de M*** m’a dessillé. Mais enfin, que j’eusse la cote a relevé partout, sauf sur la fin, de l’évidence, et il m’en est longtemps revenu des échos. Dès mon premier poste, il m’a semblé pénétrer dans un bain moussant, tel que je n’en avais jamais connu, et, pour revenir à mon thème, m’éreinter en vue d’un futur, même si le quotidien était tissé de mécomptes.

     Car je n’ai éprouvé de bonheur sans mélange qu’avec une pincée de classes adorables, et, avouons-le, majoritairement féminines. D’abord, il fallait bien constater que pour un élève vaguement conscient de l’objectif et de l’enjeu, il s’en trouvait deux, trois, quatre (ou dix) qui me tenaient simplement pour un clown, ne happaient au passage qu’un divertissement, et à qui bien des excentricités assez inutiles à l’édification du Paradis sur Terre donnaient apparemment raison; proportions semblables, peut-être, entre ceux qui se sentaient progresser, et une majorité qui s’aigrissait que réciter ne payât pas, d’exigences qu’on leur insinuait insensées dans les coulisses, et de notes qui semblaient trop souvent arbitraires, prétendant juger d’un tout, et répudiant toute grille de correction. Ensuite, il faut bien admettre que ma “cote” a semblé subir le contre-coup du vieillissement de mes traits, surtout quand j’eus accédé, un peu tard, au lycée : ces parents (surtout les mères) qui brandissaient : « Elle est amoureuse de vous » en guise d’explication que leur mouflette m’écoutât, moi, et pas eux, avaient certes choisi l’option confortable du je ne sais quoi, au lieu de s’interroger sur les déficiences de leur discours, mais n’étaient pas nécessairement à côté de la plaque. Dans mon premier poste, à 25 ans, j’avais probablement dix “amoureuses” par Troisième (et combien d’amoureux?) et plus aucune à cinquante en Terminale. Mais je demeure persuadé que la dégradation physique n’eut qu’un rôle secondaire, et que si la ferveur des masses s’est bien détournée de moi (ce qui n’est absolument pas prouvé : j’ai eu des classes délicieuses dans mes deux derniers bahuts… et d’exécrables dans les premiers) c’est que mon siècle n’a cessé de s’enfoncer dans une morale diamétralement opposée à celle pour laquelle je me figurais œuvrer : il est assez difficile de définir la divergence, mais elle se dégage essentiellement de la promotion du Respect, inséparable de sa majuscule ironique : un Respect associé à la Dignité… d’Être Humain, et résolument dissocié de tout mérite. Il y a quinze jours encore, le bonhomme qui s’est chargé de diverses expertises (amiante, plomb, termites, etc) dans ma masure de la Creuse me bigophone pour me rebrandir sa facture : « Quoi? Ça? Mais il y a trois mois que j’ai casqué! C’est le bordel, chez vous! » Je suis en droit de le dire, puisqu’au reçu d’un premier rappel j’avais turluté moi-même, et qu’on m’avait répondu : « Pas de problème! À la corbeille! La comptable s’est trompée! » Mais le type ne veut écouter aucune explication, m’invite violemment au Respect, et me raccroche au nez, résolu peut-être à se faire payer deux fois. C’est devenu courant, et peut-être essaierais-je de m’adapter en surface si j’étais encore de ce monde, mais y parviendrais-je? Quand une pétasse qui m’avait rendu une disserte d’une demi-page, dûment vilipendée par mon commentaire, venait me prier de “respecter son travail”, je ne pouvais que lui rire au nez et la prier d’arrêter son cinéma. Celle-là était blanche, il ne s’agit pas d’un mal spécifiquement black, mais je lui ai trouvé une particulière virulence en Guyane, avec mon tas de fainéants revendicatifs, et c’est lui, plus que leur “niveau”, qui m’a chassé de cette contrée où j’aurais pu couler sine die des jours assez doux, avec salaires majorés et dégrèvements d’impôts. Seulement, comment s’attaquer au niveau, de gens qui tiennent pour offense qu’on leur signale une faute d’orthographe? Je suis bien conscient de la profonde dépréciation de soi à laquelle ils s’aveuglaient de la sorte, et sans doute y aurait-il eu moyen, en prenant des moufles… mon style, c’est certain, tranche et pique inutilement, cabre alors qu’un contenu identique pourrait passer, avec un peu de diplomatie. On a vu ça avec Anne, et mes visées ne sont pas blanches-bleues. Mais il ne m’en semble pas moins vrai que depuis une vingtaine d’années s’est fait jour un maquillage des relations humaines qui va au rebours de la marche vers la Cité Radieuse de l’après-Mai : à la transparence et au débat se sont insidieusement substitués le Respect et la Tolérance, excellents pis-allers, puisqu’il vaut mieux tolérer l’adversaire que lui casser la gueule, mais pis-allers à mes yeux, ce Respect qui dispense de l’écoute me paraissant fort proche du mépris. « Tu te trompes, mon pauvre, mais cette erreur convient à ta stature, et je ne me donnerai pas la peine de te convaincre : pense ce que tu peux, et accorde-moi le même droit. » [1]

 

[1] Frais du jour : journal de Jules Renard (25 août 1902), cité par celui de Martin du Gard (10 octobre 1941) : « Ne méprise pas ta fiancée au point de respecter une croyance qui n’est pas en toi. Ce qui est erreur pour toi ne peut être qu’erreur pour elle. Elle est faite aussi bien que toi pour la vérité. » Ni Renard, ni Martin du Gard, ni moi, ne sommes des lumières éblouissantes, certes, mais de cette question surannée de la fiancée de l’athée se détache l’équation respect = mépris, plus frappante encore si l’on inverse les protagonistes : depuis que le pouvoir de l’Église est quasiment réduit à rien, il n’est guère gênant de laisser à sa chérie la consolation de “son Dieu” et de l’au-delà, dont (au contraire de l’existence, une fois qu'on est mort) l’inexistence est invérifiable. En revanche, elle, si elle est convaincue que son mec se damne et si elle ne fait rien pour l’empêcher, on peut s’interroger sur son “amour”. La vérité… L’article défini peut faire sourire dans ce cas précis, mais enfin, moi qui me damne sciemment au cas où Dieu m’attendrait au bout de la piste, c’est pour la vérité de tous que je parie, et non pour mes simples convenances! Et laisser tranquillement l’autre penser que deux et deux font cinq, que les élites ne veulent que le bien des masses, ou que meurtre s’écrit mœurtre, c’est le mépriser, je n’en sors pas. Non que le mépris me paraisse en soi la tare des tares, s’il est justifié en face par le refus d’écoute; mais c'est s'y enfermer – et dans une supériorité illusoire – que ne pas signaler les erreurs, et les baptiser différences sans faire le moindre effort pour les corriger.

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