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Inventaire avant liquidation

[La géhenne de la Fac]

22 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #37 : Ma Vocation

     Que je ne fusse même pas foutu d’assurer comme ouvrier agricole ou comme pion (maître au pair, je n’étais en principe pas payé; mais les collègues se défaussaient sur moi de leurs services, en gardant une bonne moitié de la rémunération; le surgé avait fini par s’en offusquer, ayant un remplaçant dans sa manche; et j’avais donné congé) ne m’aurait pas trop écorné les rêves de grandeur albatrosienne; d’autre part, il n’y avait pas tant à s’étonner que je ne parvinsse pas à écrire dans de pareilles conditions. Mais je ne m’y remis pas quand un autre ex-condisciple (quelle manne! et ça me semblait tout naturel à l’époque!) m’eut confié les clefs de la chambre de bonne à Paris, avenue Duquesne, dont son père payait le loyer, et qu’il n’occupait pas. Une table, un lit, un lavabo, sous le toit. « maintenant c’est la nuit que je travaince »… La piaule de Rimbaud – sans Rimbaud, mais halte au lyrisme! Arthur semble servir de référence à ce chapitre, mais je ne faisais pas un tel cas de ce gamin arrogant, dont les mornes et sordides lettres du Harrar dévoilent selon moi le tuf. Cela dit, j’ai toujours été plus ou moins euphorique à Parmerde, où je n’ai fait que de courts séjours, en vacances, ordinairement l’été : le sentiment d’être là où les choses se passent, même si c’était à la périphérie? Chose certaine, ces trois semaines, non pas de juinphe, mais d’avril-mai, restent nimbées d’une douce lumière, en dépit d’une entière solitude et d’une production opiniâtrement nulle. Tout au plus y commençai-je le journal intime qui m’a accompagné depuis, en pointillés, par une méditation-à-claques sur le Père Lachaise et la procession du 1er mai, que je remontais “à rebours de l’Histoire, et me permettant à peine un sourire, de peur d’être tabassé”. Sic & satis! Qu’étais-je d’autre à 21 ans qu’un pauvre petit con, sécrétant des rêves mégalomaniaques pour refouler l’évidence d’une incapacité sans bords ni rives? Le comble, c’est que cette lucidité-là, on en trouvait des échantillons dès le début dudit journal : je n’étais pas spécialement tendre en paroles pour moi-même, mais avais-je, en les lançant, même à mon seul bonnet, un autre but que leur échapper? En ai-je un autre, à l’heure qui sonne? Enfin les faits étaient là : une pleine année après ma tonitruante évasion, le Grand Œuvre n’avait pas progressé d’un iota : il avait même pas mal reculé, puisque j’en avais auto-da-fé trois bons quarts.

     Je repris à Poitiers un joug qui aurait dû me paraître aussi léger qu’à la plupart des autres, réduit qu’il était à l’exigence de boucler ma licence-ès-lettres, et de passer un concours, agreg’ de préférence, CAPES au pis (et le pis semblait sûr) : avec deux sous de cervelle, on s’acquitte de ça en deux mois de boulot pépère par an, comme mon camarade B***, qui de sa vie ne sut une phrase de grec, mais assurait très bien le prolongement de sa bourse en bâclant un mémoire de maîtrise sur Aristophane. Or non seulement je peinai deux ans de plus sur ma licence, mais je laissai choir mon propre mémoire (sur le Περὶ παίδων ἀγωγῆς d’un pseudo-Plutarque) à trois pas de sa fin (je n’avais fait jusque là que traduire : il fallait alors rédiger une intro, risquer des affirmations), et m’enquis trop tard de la date d’inscription au CAPES : au bilan, l’équivalent d’un an en trois, voire en cinq, si l’on compte les deux que j’avais perdus à ruer dans les brancards. Oh, j’avais mes petits succès : un exposé, par ci par là, qui séduisait l’élite, et même parfois le prof, mais que j’avais peaufiné un mois à temps plein, et qui s’avérait inutile à ma carrière estudiantine, quand je ne m’arrangeais pas pour le rendre contre-productif. Pour résumer douze anecdotes en une, un jour j’avais joliment battu l’estrade sur un passage du Satiriconlargement de quoi, vu qu’on ne recalait pour ainsi dire personne. Or il fallait potasser deux auteurs, et sur l’autre, Catulle, j’avais quasi-fait l’impasse – bagatelle, sauf que le jour des exams je crus malin (tout en le sachant parfaitement suicidaire) d’inscrire en face de mon nom, sur la liste punaisée à la porte, “PÉTRONE” en caractères immenses, et “Catulle” en minuscules : quand même pas possible à l’autorité d’entériner une pression si bêtement affichée! Le vieux birbe, spécialiste reconnu du poète dédaigné, insista pour qu’au moins j’essayasse : je m’y refusai catégoriquement, passai la moitié de l’été à potasser Catulle – et, bien entendu, eus à plancher sur Pétrone en octobre.

     De pareilles énormités (ma brave prof de grec, elle aussi, m’avait supplié de finir) trahissent un choix si insensé de l’image (dont au surplus nul n’avait rien à battre) contre la réussite et le simple confort qu’elles justifieraient à elles seules un retour à la question : « Maso? » Et il n’est pas impossible que je cherchasse en dernière analyse à me faire souffrir, quand, touchant quelque sujet bateau et vasouillard comme “Tendresse et comique dans Le misanthrope”, je me mettais la cervelle à ébullition pour tenter de monter une réflexion rigoureuse sur cette semoule, en redéfinissant les concepts, avec Sartre sous le coude : j’y passais un temps fou, et bien heureux si je récoltais la moyenne, alors qu’en Terminale, quatre ans plus tôt, j’aurais taillé en trois heures la tranche de néant demandée. Qu’est-ce que j’ai été triste en Fac! En perdant quatre ans d’affilée, j’étais, du plus jeune, devenu le plus vieux, puceau endurci, combien moins mûr que mes cadets, et nullement sauvé par une teinture de verve et d’érudition. Il me paraissait de plus en plus évident que je ne connaîtrais jamais la chaleur d’un corps, et ne gagnerais jamais ma croûte, à quoi je ne me complaisais apparemment pas, car le CAPES, à 25 ans, fut une délivrance. J’étais amoureux de Chantal, et l’évitais, de peur que mon peu de talisman ne ternît dans des rencontres trop fréquentes (et en effet elle ne m’aurait jamais épousé, si je n’avais gardé mon mystère). J’étais fou de solitude, alors que j’assistais à trois ou quatre cours par semaine, connaissais du monde, etc : sur ce plan-là, et sans doute lui seul, j'ai fait de sacrés progrès! J’étais coincé entre des langues anciennes qui me proposaient un savoir sûr, mais auxquelles je n’accordai jamais ombre d’intérêt (et là-dessus, je n’ai guère varié : je viens encore de passer une semaine à lire en alternance des pièces de Plaute et d’Euripide (en français!), sans parvenir à décider duquel des deux est le plus bête), et des lettres modernes auxquelles je ne comprenais rien, sans doute parce qu’il n’y avait rien à comprendre. Je souffrais littéralement d’avoir à noyer de blablabla des œuvres que je connaissais, sans mal, dix fois mieux que les profs, de faire des parallèles niais entre Proust et Butor, d’aller à la pêche aux ovales dans Madame Bovary, et autres fariboles néo-“structuralistes”… J’ai sué du sang sur Poulet, sur Jean-Pierre Richard, dont les écrits n’avaient pas coutume, je suppose, de provoquer de telles affres. Il me semblait qu’on disait n’importe quoi, jamais ces discours ne rendaient compte de la pertinence d’un texte, de sa qualité, de sa singularité, et je ne prétends pas qu’on le puisse; mais alors, qu’on se borne à l’éclairer, à le débroussailler, et qu’on le laisse chanter seul! Et bien entendu, j’étais hanté par le soupçon, qui ne m’a pas quitté ensuite, qu’il me manquait une case, et que j’étais le seul à ne rien piger à rien. Je m’entête à penser que la privation sexuelle, sans excuse à l’époque bénie qui s'étend de la pilule au Sida, ne jouait là-dedans que comme un élément (essentiel, certes) de l’auto-dévalorisation. Dix ans plus tôt, un peu de tendresse physique m’aurait peut-être guéri de cette focalisation sur moi-même, et enseigné l’amour objectal, s’il existe, mais dès lors, il était trop tard. Je ne pouvais plus que renforcer les défenses d’une citadelle de supériorité, hélas sue imaginaire. Si le génie n’était rien d’autre, comme le veut Sartre, que la “solution du désespoir”, il me semble que de la déréliction de ce temps-là aurait dû naître une œuvre géniale. Trois ans, quatre en comptant Nice, pendant lesquels il était crucial de me prouver à moi-même (en attendant mieux) que ce paumé n’était pas le vrai, que kekchos’-là-d’dans contrebalançait et justifiait les signes extérieurs de paumitude avérée et de clochardise prévisible… Je n’avais pas tout mon temps pour cela, puisque, je le répète, la Fac m’en prenait beaucoup trop, surtout au regard de mes succès académiques. mais beaucoup de temps tout de même, dont je passais le plus clair à des bouquinages assez inutiles, ou à des activités plus inavouables encore, genre recopier intégralement à la main Les amours jaunes, point encore rééditées en poche, et dont je me piquais de faire mon recueil favori, sans doute parce que Corbière, dans sa laideur, son délaissement, son parasitisme et son mépris de soi, m’était fraternel. Quant à ses vers… bah.

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