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Inventaire avant liquidation

[Errance et parasitisme]

22 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #37 : Ma Vocation

     L’écriture s’était donc débloquée en 69-70, à la faveur de la solitude, ou au moins de la chambre individuelle. Après mes glorieux résultats khâgneux (j’étais un des deux auxquels on n’avait pas refilé l’équivalence, et qui avaient dû repasser leur DEUG en septembre), je m’étais inscrit à la fois en Éco et en Lettres, et avais décroché de la première dès les premiers cours; or mon père, comme de bien entendu, ne m’interrogeait jamais que sur cette branche-là : puisque je lui volais son fric, pourquoi pas larguer aussi les Lettres, qui ne me bottaient guère plus? Bon, bon, peut-être minimisé-je la pression de mon œuvre au portillon, par simple honte de ce qu’elle était, à un âge où Rimbaud avait bouclé sa carrière; mais franchement, je ne pense pas la, ni me, calomnier en lui prêtant fonction de prétexte. Ça se voulait Somme, assurément, mais narrative : je ne poussais pas l’outrecuidance jusqu’à prendre ouvertement le risque d’enseigner quelque chose à mes si peu frères humains, et devais bien sentir que je n’avais rien dans ma giberne, à part la vieille révélation de mes seize ans, que le bien et le mal “n’existaient pas”. Seigneur, quand j’y repense! Il doit bien subsister quelques pages, sur papier pelure, de ce magnum opus dans un fond de carton, mais point n’est besoin d’heures de fouilles pour confirmer l’impression nauséeuse que me laisse la première phrase : « Enfant, à toutes saisons j’ai toujours préféré l’automne et les couchers de soleil », à la vive lueur de laquelle « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » me semblait alors pâlir. Notez que je savais qu’un coucher de soleil n’est pas une saison, que c’est ce qui faisait le charme, et à cela jugez du reste. C’était, de bout en bout, monstrueusement stupide, sans même l’excuse d’un peu d’harmonie, ou, comme certaines productions béjaunes, de la sincérité. Ça comprenait une première ébauche d’Alain seul, authentique “journée d’un ado”, soit, mais gangrenée d’affectations incroyables, dont j’ai cité des échantillons dans Le cas Trou. La partie terrestre tournait autour d’une non-rencontre entre un héros et une héroïne “faits l’un pour l’autre”, et qui s’ignoreraient l’un l’autre à jamais. Il baisait en revanche, ce garçon, avec une pas-faite-pour-lui, une dénommée Binnis (?) : je préfère ne pas me rappeler les détails du coït. Et tout cela était censé se fondre dans un ensemble “cosmique” dont il n’est pas surprenant que j’aie tout oublié, puisqu’il n’était rien. La part grandiose traînait un peu la patte, d’ailleurs, presque aussi rasoir à écrire qu’à lire. La baleine Ghislaine, qui m’aurait rendu grand service en me violant (hélas ma faconde, sinon mes écrits, l’impressionnaient trop pour qu’elle osât : qui vous noie d’une pareille tchatche, on le présume capable de demander la botte, si c’est sa fantaisie), tout en me flagornant sans vergogne pour arriver à ses fins, ne maîtrisait pas un mouvement d’effroi en apprenant que j’allais quitter la Fac pour vivre de ma plume, ou plutôt de cette œuvre unique dans laquelle j’aurais tout dit. À quel éditeur, par quel canal, tout cela n’était pas un problème à dix-neuf ans, et je m’absous à la rigueur d’avoir persisté si longtemps à batifoler en pleine notice du Lagarde et Michard : il est des mythes dont l’expérience seule peut détromper. Mais une pareille merde! Est-il concevable qu’avec une cervelle en état de marche, et, quoiqu’incapable d’idolâtrie, révérant dûment Stendhal, Proust, Dostoïevsky… et San-Antonio (mon Olympe n’a guère changé depuis) l’on ne puisse mesurer quel cacographe présomptueux l’on est, au regard d’eux? J’ai montré à M*** des alexandrins d’une telle sottise que le souvenir m’en ard encore, et ces deux poids deux mesures dont on use pour les autres et pour soi me hantent toujours : si j’ai pu me tromper à ce point, pourquoi donc ne m’y entêterais-je pas en ce moment? Il me semble parfois, souvent! qu’il ne me manque qu’un millimètre d’ouverture d’esprit pour ranger dans ces juvenilia vagissants le frais éructé du jour, et l’absence de dons me perturbe moins que cette incertitude du jugement, et cette propension à s’excepter du lot, que je vitupère chez tant d’autres qui jouissent de circonstances atténuantes, dans la mesure où ils n’ont de prétention avouée que celle de se faire plaisir, alors que je nourris celle de compter – mais, au vrai, en la dissimulant de mon mieux. Dans un rien désagréable, je voyais un tout… sublime? prometteur? Bah, même pas : seulement mon tout, faute de quoi que ce fût d’autre où caser mon omnipotence : quelle différence avec maintenant, à part le parti-pris de dévoiler même ça?

     J’écrivis à mon père pour lui signifier que je fauchais son fric depuis des mois (une Bourse rondelette de la B***, en réalité, dont il devait retenir une bonne fraction), non sans espoir très enfoui sans doute qu’il continue à me nourrir pour la bonne cause; il descendit à Tours, et l’entrevue fut courtoise, puisque je n'avais rien à demander : je promis de donner des nouvelles, et mis les voiles : la Vocation triomphe de tout, il me serait loisible de le lire ainsi, mais je crois que même alors, je n’avais pas cette complaisance : je me sentais, quoique confusément, d’une pauvreté terrifiante, une espèce de cadavre, sans idées et sans style, parce que sans amour et sans vie; mais après tout, spas, puisque rien n’importait d’autre, dès que je serais quitte de toute obligation mondaine, on allait bien voir ce qui sortirait; et si rien, ma foi, je pourrais toujours me tuer!

     L’Aventure s’entendait sous le signe du parasitisme, et préluda par un, non : deux fiascos. M*** m’avait assuré que les Bénédictins avec lesquels il avait ses habitudes seraient trop heureux de m’héberger sine die, et il est déjà méritoire à Fontgombault de m’avoir reçu une douzaine de jours sans autre contrepartie que quelques travaux horticoles; on ne me montra pas la porte, mais tout de même, ma vocation (dont je ne me vantais pas) n’était pas du genre qu’ils avaient, eux, celle de cultiver. À Saint Benoît sur Loire, le séjour fut plus court encore, et avorté pour la raison puérile qu’un beau matin je me trouvai en retard au repas de midi, et n’osai pousser la porte devant quarante moines silencieux : regagnant ma cellule, je me tailladai les joues (oh, pas profond!) avec une lame de rasoir et taillai la route en laissant un mot des plus laconiques. Je n’avais pas écrit grand-chose, peut-être rien, dans ces saintes maisons, et je trouve assez fantastique, quand j’y repense, qu’il me parût naturel d’être nourri et logé en échange des dons potentiels que je réservais à l’humanité éblouie, alors que, voir plus haut, je ne m’en faisais guère accroire à ce sujet, et qu’en tout cas, je n’avais ni désir ni la moindre illusion de travailler ad majorem Dei gloriamJe demandais peu, c’est vrai, tout juste de quoi bouffer, j’avais “calculé” que je pouvais me sortir d’affaire avec 500 francs de patates par an, et je crois qu’il se révélait surtout, dans ces “plans”, à quel point me terrifiait toute forme de concurrence, où je me donnais d’avance perdant, sur quelque terrain qu’elle s’exerçât. Le fond d’ébauche, j’en demeure persuadé, c’était la conscience de n’être bon à rien, assidûment ravivée par le soi grandiose qui avait si peu à se mettre sous la dent, et résistait énergiquement à toute concrétisationin petto convaincu qu’il était qu’elle ne pourrait que l’ébranler ou le jeter bas. Si à vingt ans on m’avait octroyé une pension d’invalidité, je n’aurais peut-être pas été le plus heureux des hommes, mais à coup sûr immensément soulagé de mon mal de vivre. Maintenant, est-ce que ce tableau, qui n’est pas en soi fort agréable à regarder, cache pire en filigrane, à savoir le désir d’être nourri et dorloté par Papa, ou au moins un Papa, jusqu’à la fin des temps? Un bon bout de la suite semble le suggérer.

     Le havre, je le trouvai, près de Barre-des-Cévennes, au terme d’errances assez courtes, d’abord en Provence, où le stop, par sauts de puce, ne marchait pas si mal, et dont je n’ai gardé que des vignettes sympa : villages et prieurés en ruines, nuits à la belle étoile (presque étonné que ce fût possible : je larguais les amarres pour la première fois!), automobilistes étrangement hospitaliers, quand on songe à l’odieux faquin auquel ils avaient affaire : soirée avec un couple charmant, qui me fit entendre le dernier Brassens (Roi des cons, Stances à un cambrioleur, Mourir pour des idées), pour moi presque le premier! Et cette fille, franchement pas mal, qui, sur le point de tourner vers son village, me demanda : « Qu’est-ce que je fais? » Bref, moult occasions d’épanouissement, si j’avais consenti à les cueillir, et de baise surtout, à dada sur ma jeunesse physique! J’attendrais encore quatre ans, largement le temps de me préparer à mourir puceau, et si un hasard s’est métamorphosé en destin, c’est bien celui-là. Mais admettons que même si rencontre y avait eu, j’avais dès lors des dispositions à changer un ménage en gâchis.

     Un ronchonnot taillé en brosse, auquel j’exposais mon plan d’érémitisme, me déconseilla la Provence, qui manquait d’eau, et m’aiguilla vers les Cévennes, où, muni de ma première carte d’état-major, je découvris l’Hermet avec ravissement, à l’écart de tout sentier (on les a retracés depuis, et des rigolos se sont même installés au hameau, le rebaptisant “Barrabon”) : j’y passai, tout bien compté… dix jours, et voilà le germe de toutes mes cabanes écrites! Je doute d’avoir griffonné là trois alinéas; il faut convenir que l’espace de travail, bricolé par mes soins avec les moyens exigus du bord, ne s’y prêtait guère, que je n’avais eu que le temps de prendre mes marques avant de voir débouler… mon père, rouge, suant, et tout de même éberlué que j’eusse poussé le bouchon si loin des voies frayées : il argua d’obligations militaires, dont il ne fut plus question ensuite, pour me proposer… une autre cabane, propriété légale de la famille, celle-là, à Neuvic, et je ne me fis guère prier pour plier bagage; ce n’était d’ailleurs pas sans intentions, sans doute, que j’avais envoyé un petit néraire détaillé à mon frère, qui s’était empressé de me vendre! Je passai un mois et demi à Neuvic, puis me rabattis sur La Flèche à la mi-septembre, que je ne quittai qu’un mois encore et demi plus tard (« Tu n’es que toléré, ici! »), pour une expérience d’agriculture, sous la houlette de mon oncle, puis, de décembre à mars, de pionnicat, dans la banlieue d’Orléans, celle-là procurée par l’infatigable M***, à qui une telle abnégation aura été comptée, s’il a déjà (il ne se plaignait pas, mais semblait de petite santé) toqué à la porte du paradis. J’avais d’ailleurs été accueilli à Orléans, avec une grande générosité, par une paire d’ex-condisciples sénégalais, qui n’en voulaient certes pas à mon cul. Et pas d’histoires! Même crouni et ridé comme me voici, je ne désespérerais pas de la générosité ordinaire des gens, si je me retrouvais sur le trimard, et n’avais que pain et paille à leur quémander : c’est seulement la distinction de posséder quelque chose de plus qu’eux qu’ils me refusent, l’attention, et ce “minimum de dignité” dont ils n’ont pas tout à fait tort de subodorer qu’il ressemble un peu trop à un maximum. Notons, pour donner un élément de réponse à la question que je me posais plus haut sur mon parasitisme, que dans ma petite tête, m’octroyer gratuitement le vivre et le couvert, c’était sans doute m’accorder une valeur. Même en dévaluant in petto les denrées octroyées et les services rendus, j’ai toujours été à la torture de ne pas payer mon écot, la moindre largesse reçue me constituant débiteur, à moins que le bienfaiteur n’eût, en somme, “les moyens d’apprécier mon potentiel”… ou ne mît en pratique une conception de la propriété que je me contente, pour ma part, de professer platoniquement. Tout ce qui importe pour moi, au fond, c’est ce que pense l’autre : s’il trouve normal, pour telle ou telle raison, le déséquilibre de l’import-export, ou semble ne pas le remarquer, ses munificences sont tolérables; mais qu’il laisse deviner, rien qu’un instant, l’attente d’une contrepartie… et c’est non seulement la fuite, mais une haine qui se nourrira de tout ce qu’il m’a donné, métamorphosé en autant de tromperies. Le plaisant, c’est qu’avec un tel paysage intérieur, je puisse encore m’étonner de l’ingratitude d’une fillette que j’ai gavée de cadeaux pour prendre barre sur son avenir!

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