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Inventaire avant liquidation

[La démocratie confisquée]

20 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #28 - 29 : Dieu? - Hier la Révolution

     Et puis quoi? N’est-il pas un peu contradictoire de vouloir la justice pour soi, mais jusqu’aux frontières exclusivement? Ce n’est pas une spécialité lepéniste, il s’en faut bien. Quand Hightower geint que tous les bons emplois émigrent vers le tiers-monde, et que la middle class amerloque en est détruite, il est clair que ce populiste a une notion intra muros du populus. L’Occident est le bourgeois du monde, dont l’exploitation, cynique ou inconsciente, ne peut se poursuivre, à présent que la supériorité de race a vécu (officiellement, du moins), que si nous nous remparons chez nous. Nike n’est rien moins qu’une entreprise philanthropique, mais elle est bien obligée de donner le minimum vital aux petites Vietnamiennes qu’elle fait trimer sur ses godasses; et l’on ne voit pas pourquoi celles qui font tout ne se passeraient pas, à la fin, du patron, en lançant une marque concurrente, ou, à tout le moins, ne se battraient pas pour obtenir des salaires, des horaires, des conditions de travail décents. Il faut que les vases communiquent, que la distribution des denrées gagne en équité, et pour “nous”, ça signifie : appauvrissement. Car si nous ne sommes pas les plus riches, nous ne manquons pas de superflu : devant ma tour à prolos, dont la moitié ne paie pas ses charges, et se plaint sans relâche de la dégradation du pouvoir d’achat, je n’en reviens pas des matelas, des meubles, des étagères qui s’étalent là-dehors le jour des encombrants, et que je récupérerais sans hésitation, n’était la honte de passer pour un marmiteux et de perdre la face sous cent fenêtres. J’ai pu, à l’occasion, m’abandonner cinq minutes à geindre qu’au Canada on offre des années sabbatiques aux écrivains, et vitupérer le noyautage du marché du livre depuis mon premier envoi à un éditeur, il n’empêche que mes douze ou treize heures de travail n’ont ce statut que pour moi (de justesse), et qu’un peu affaibli mais en bonne santé je suis payé à ne rien faire, au bout d’une vie de probable inutilité. En cas de répartition juste à l’échelle des sept milliards, non seulement j’irais pointer à l’usine pour toucher moins, mais il faudrait qu’une dizaine d’immigrants s’installent dans mes 80 m2. Certes, je m’en fous, si un mur étanche aux sons m’en sépare, et quant aux rations alimentaires, je ne crois pas abuser, avec mes 54 kgs. Mais! Je souris en lisant Martin du Gard se désoler de posséder tant de baraques qui lui coûtent au lieu de rapporter, et protester que dès lors qu’on lui laisse quelques livres, du papier, un stylo… oui, mon pote; mais aussi tout ton temps; et si tout le monde en use de même, comment donc s’emplira ton assiette? Même en admettant que tu sois, plus qu’un autre, un “artiste”, tu le dois à des années d’oisiveté studieuse, qui ne t’étaient pas plus dues qu’à Tartempion. Et moi de même, la notoriété, la rémunération et peut-être le talent en moins.

     S’il n’est pas dit que la concentration des richesses implique nécessairement un moindre bien-être du grand nombre, et si une boîte privée qui ne cherche qu’à vous tondre, mais que guette la concurrence (à condition qu’elle ne soit pas truquée), peut s’avérer plus efficiente que des fonctionnaires qui se brossent le nombril de l’usager et des résultats, leur carrière en étant peu ou pas infléchie (seule compte l’aptitude à sucer les supérieurs hiérarchiques, qui s’accommode très bien de la médiocrité et des fiaschi), il est en revanche certain qu’en l’absence de contre-pouvoir le capitalisme ne peut que dériver vers une oppression intolérable; il n’est pas très surprenant que les politiciens et la presse soient au service du pognon; et tout chef qui se détache du rang des défenseurs du peuple est suspect, non seulement de toucher ses trente deniers, mais du fait même qu’il est chef, ergo privilégié, et pense dès lors en privilégié : la couverture médicale n’est pas un enjeu pour qui a de quoi s’offrir toubib, médocs, hôpital, et le droit à la parole semble acquis pour tous ceux qui ont quelque chose à dire, dès lors qu’on a soi-même un micro à disposition; or on n’entend que ceux-là. Normal et naturel que le discours public assimile constamment le droit au fait, puisqu’il vise d’abord, en secret, à justifier la position de faveur dont jouit celui qui parle.

     Mais enfin le pire n’est pas toujours sûr, et il n’est, pour s’en convaincre, que de mesurer la distance qui sépare le mineur de Zola, de l’Inde ou de la Chine, une vie à s’éreinter douze heures par jour avant la silicose à quarante berges et la mort dans la foulée, du travailleur occidental moyen, même le plus laminé, avec son frigo, sa télé, sa bagnole, son portable, ses vacances, ses 35 ou 40 heures hebdo, ses 80 ans d’espérance de vie, et les dents remplacées à mesure qu’elles pourrissent : non seulement la science a trouvé quelques trucs bien utiles, mais la population générale en a profité, et ces améliorations, on ne lui en a pas fait cadeau : il a fallu qu’elle les arrache aux nantis, au prix de dures luttes. On comprend qu’elle soit moins combative à présent qu’elle a quelque chose à perdre, que la propriété individuelle et un minimum de sécurité aient tué la solidarité, sans laquelle les masses sont impuissantes; mais l’atomisation, qui profite toujours au pouvoir en place, est largement imputable à la télé, qui substitue à l’intercommunication l’absorption passive et solitaire de la voix de son maître, laquelle rivalise avec l’enseignement de la vie (ne parlons même pas de celui de l'école!), et finit souvent par l’emporter sur lui. Certes, on se méfie des journalistes; mais on ne peut sortir indemne du matraquage, et surtout, je crois, de l’illusion méritocratique assidûment véhiculée par les fictions ou la prétendue actualité : se projeter, quelques heures par jour, dans le samouraï, le cow-boy ou le champion de foot renforce un rêve d’omnipotence qui vous sépare des autres. Il m’appartient bien d’en disserter doctement, moi qui le nourris plus délirant qu’aucun, alors que je n’ai pas la lucarne en question! Mais je ne crois pas que la compréhension projective erre, quand je note une croissance exponentielle de l’outrecuidance, couplée avec la promotion de héros et d’idoles, qui, elle, m’est étrangère, ma différence tenant en partie dans cette incapacité foncière à l’admiration : tous ces pipoles, notamment, ces “stars” et “personnalités” ne font que m’agacer, car à mes yeux, c’est exactement n’importe qui, que leur distinction soit sans intérêt (sport), sans mérite (pouffiasses bien foutues, héritiers de grosses fortunes), ou pure poudre aux yeux (acteurs, tribuns, artistes ou patrons “géniaux”, etc).

     Pour qu’une infime minorité exerce le pouvoir que détiennent les masses en réalité non seulement potentielle (puisque tout s’effondrerait sans leur consentement tacite) mais encore officielle (dès lors que nous sommes censés vivre en “démocratie”), il faut que l’atomisation, la peur individuelle (de perdre son emploi, d’être fourré en taule…) qui y est liée, et le mensonge incessant comblent le fossé. “Mensonge”, du reste, est-ce le mot? Il ne s’appliquerait qu’à certains esprits spécialement perspicaces, ou aux grouillots préposés à la triche, et privés de vue d’ensemble : à supposer, par exemple, que le Mossad ait commandité Carpentras, le Pentagone le 11-septembre, ou Sarkozy les assassinats de Merah, il y a des gens qui le savent, et l’on peut au moins trouver significatif que l’hypothèse ne soit pas évoquée sur les ondes; mais tous les ânes bâtés qui nous ressassent sans se lasser que l’obsession du complot (exception faite pour ceux de l’internationale brune, qui, eux, passent la rampe) est un signe de poujadisme imbécile ne mentent pas à proprement parler : ils se contentent de réciter un morceau d’idéologie qu’ils ne trouveraient nul avantage à remettre en question, et qui, pour l’essentiel, vise à cacher qu’il n’est nul besoin de complot pour discerner ses intérêts, et que certains sont communs à toute l’élite. Nul besoin de mot d’ordre pour pavlover “antisémitisme” chaque fois qu’un Juif est critiqué : c’est commode pour lui, et pour les autres, réflexe, au choix, de survie ou d’irréflexion. Diaboliser à l’esbroufe Le Pen et sa fillette (qui ne sont pas mes hommes, s’il faut le préciser) relève-t-il du mensonge pour le journaliste qui n’a à leur reprocher, au fond, que leur “antisémitisme” inavoué, mais qui, craignant pour son strapontin, les estime sincèrement nuisibles? Pas en tout cas pour les lycéens décérébrés qui défilent dans les rues, et n’ont rien à y gagner, qu’une pénible autosatisfaction. Mais enfin, l’idéologie n’en est pas moins mensongère, c’est pitié de voir ceux qui ne possèdent que leurs dettes tenir le vol pour un crime, ou la vie humaine pour sacrée, alors que sa qualité est, elle, comptée pour rien, puisqu’elle va de soi pour les nantis. “Le mal, c’est le pouvoir”, écrivais-je à trente ans, et, s’il y a moult nuances à faire, sur le fond, je n’ai pas changé; mais ce que je hais surtout du pouvoir, c’est sa parole, parce qu’elle est la seule qu’on entende, que le plus souvent on n’est pas en position d’y répliquer, et qu’elle dit la valeur : évidemment, n’ayant pas connu l’oppression du knout et du tank, il n’est pas très sérieux de ma part de la préférer à celle du mensonge; mais on m’a tout de même un peu cassé les pieds, ici ou là, et aucune nuisance matérielle, pas même l’étalage de la force brute, pour humiliant qu’il fût, ne m’a bouleversé comme un tripotage des valeurs au terme duquel il m’était donné tort : je n’en suis pas fier, car ça confirme une fois de plus que je suis avant tout spectacle, et que je n’existe pas – ou guère.

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