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Inventaire avant liquidation

[« L'amour précède le sexe. »]

14 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #9-10 : À la recherche du désir - De amore

DE AMORE

 

     Qu’est-ce que l’amour? J’ai consacré à cette question cours sur cours, et de beaucoup mon plus gros ouvrage. Contentons-nous de résumer : il y a des limites au radotage. J’ai surabondamment connu cet état de préoccupation presque exclusive qu’à moins de laisser le mot inoccupé je ne puis nommer autrement qu’amour, et s’il relève de l’autosuggestion, elle est franchement masochiste dans mon cas, puisque je n’ai sans doute jamais été payé de retour, et que même celles qui m’ont, disons, toléré, l’espace d’un matin, m’en avaient fait sérieusement baver avant, et ont recommencé après. « Il y a des gens, dit La Rochefoucauld, qui n’auraient jamais aimé s’ils n’avaient entendu parler de l’amour. » La présence préalable du concept suffit-elle à susciter le sentiment? On en doute quand on constate, en récapitulant une grande passion, qu’elle fut en majeure partie tissée d’attente pénible et de déconvenues, et que le bon sens aurait plutôt plaidé pour s’en priver; mais l’argument n’est pas sans réplique, parce qu’on s’obstinait à espérer mieux, et surtout qu’au milieu des souffrances et de la déréliction, on se savait gré d’être habité par quelque chose dont l’épaisseur ne pouvait être contestée, et au surplus de classé honorable, la mesquinerie du quotidien s’en trouvant transcendée. Existe-t-il un sage qui, même malmené sa vie durant par des garces, puisse se réjouir d’avoir passé le temps d’aimer? J’ai logé Claire en moi sept ans (en pointillés les deux derniers) et elle n’en aura rien su que ce qu’elle aura bien voulu en deviner; n’empêche que la première apparition de ses cheveux de blé, les jours fastes où nous échangions quelques mots, les trois danses qu’elle m’a accordées, restent nimbées de lumière, et que son rôle, dans mes rêves nocturnes, ne prendra fin qu’à mon trépas, avec tout le reste.

     Aimer sans le savoir n’a guère de sens à mes yeux, l’affect est tributaire d’une représentation de soi, et de la durée que lui donne la mémoire. Je ne compte plus les jours où je me réveillais ayant comme égaré ma passion pour Hélène, me fouillant éberlué, et n’en retrouvant rien. Il m’arrivait d’en causer à mon journal intime, avec une sincérité suspecte : une fois, elle le lut en douce, en fut terrassée, et l’impact d’une menace de rupture me donna à mesurer la persistance profonde que masquaient ces variations épidermiques – ou seulement à quel point l’amour vit d’espoir, meurt de sécurité, et renaît de la crainte. Je ne crois pas qu’il soit en nous un corps étranger, une pierre ou une pointe de flèche, ni, comme 99% de la littérature du sujet, à une fatalité qui destinerait un fétu marqué à un autre, et a fortiori les deux l’un à l’autre. Je ne crois pas, comme ce rêveur de Flaubert, que le coup de foudre soit une expérience de connaissance immédiate, et que Madame Arnoux se révèle à peu près semblable à ce que nous a esquissé son apparition. L’expérience est purement projective, et, à moins de fuir tout de suite à l’autre bout de la terre, ou de se nouer fermement un bandeau, on ne s’expose qu’à des mécomptes, les vertus dont on a affublé l’objet n’existant pas dans la vie. Il est vrai que pureté, intuition, désintéressement, etc, elles s’effacent toutes devant ce qui les résume, ou en dispense, la réciprocité. Mais si celle-là n’est pas absolument chimérique, je ne l’ai connue, moi, que contrefaite, obtenue à la longue, et il me semble que même cet ersatz suffisait à faire dépérir l’amour. Au premier regard, cette femme sera la mère de mes enfants, et vice-versa? Non seulement il faudrait un Dieu pour ratifier le marché, mais quelle perspective resterait-il, après cet assouvissement originel, que la crainte de perdre?

     Elle seule au monde?… D’accord, j’ai aimé Claire de treize à dix-neuf berges, mais qui d’autre? Il n’y avait pas de concurrence. D’accord, je ne jurerais pas d’être débarrassé d’Hélène dix-huit ans après la rupture, et onze après l’ultime échange téléphonique; mais quelques mois inauguraux, durant lesquels elle n’était guère qu’une mignonne élève au regard pétillant, qui comprenait mes cours mieux que personne, me sont bien présents à la mémoire, et si, à certains indices (indices de rien, puisqu’à l’en croire, elle ne m’avait jamais envisagé sous cet angle) je ne m’étais fourré en tête que j’avais peut-être des chances, ce sommet de ma vie affective eût été arasé – ou eût laissé place à un autre. Cela dit, dans les deux cas, l’examen rassis relève une survalorisation qui fait problème, et pourquoi celle-ci, et non celle-là? n’est pas élucidé. À première vue (je laisse aux bestiaux l’odorat et les phéromones de la science à la mode) je sais très bien si j’aime ou non, du moins si l’affect peut naître, ou s’il est radicalement exclu, non seulement à l’endroit de guenons, mais même de minettes très regardables, et même pas stupides, comme Falaq ou Zoé, qu’en dépit de tous les “moi z’aussi” je n’ai pas aimées une seconde. Mauvais exemples, puisque je leur assignais la fonction de me faire oublier Hélène? Le fait est quand même là : si Hélène avait été n’importe-quel-tendron-qui-voulût-bien-de-moi, me serait-elle restée plantée dans la chair, quand d’autres s’offraient, qui la valaient bien? Non, mais si telle ou telle image, glanée dans la rue ou sur Internet, eût été accessible… Je crois qu’il faut se garder de toute radicalité : il suffit de mettre le nez dehors ou de feuilleter un magazine pour rencontrer des dizaines de filles que j’aurais pu aimer, avec le plus mince espoir d’une réciproque; toutes, évidemment, pas question. 

     Il y a dix ans encore – depuis, je les ai perdus de vue – quand un adolescent “cessait de croire” à l’Amour, la réduction à la chair était le grand thème de son désenchantement : ce qu’il s’était peint jusque là en éthéré n’était que l’appel animal indispensable à la reproduction de l’espèce. Le sentiment, fioriture! Les gamines surtout, chez qui ledit appel est plutôt voilé, arboraient un allègre enthousiasme à briser ces autels, et à se comporter en prédatrices, alias gourgandines – pour la satisfaction de leurs sens? Sceptique, je le répète : leurs professions de sensualité me semblaient plutôt se conformer à l’idéologie masculine : honte à qui ne jouit pas, et met son cœur de la partie. Il ne referait surface qu’ensuite, une fois épuisé le charme du papillonnage. Ce qu’il faut en retenir, pour les filles comme pour les garçons, c’est qu’à moins qu’on n’accepte de se laisser dicter ses intérieurs par des doctrinaires et de faire de toute affection, de toute attirance, du sexe qui s’ignore, l’amour précède le sexe. Même Hélène, particulièrement précoce cependant, se souvenait que les premiers baisers n’avaient excité en elle que dégoût – mais ajoutait qu’elle s’y était vite accoutumée ensuite. Je ne prétends pas vous tailler tous sur le patron d’une enfance particulièrement pudibonde, qui pourrait être la clef toute simple de ma peur des corps, mais enfin je n’ai jamais joué au docteur, jamais guetté les petites filles quand elles faisaient pipi, jamais prêté attention à leurs rondeurs, ni désiré d’en voir davantage, avant une adolescence tardive et sans doute avortée. Or, à quinze ou seize ans, j’avais déjà trois majuscules gravées dans le cœur, et je ne jurerais pas que mes amours aient foncièrement changé de nature en annexant une forme de satisfaction en général si peu satisfaisante. Car tout le monde n’en est-il pas là? Qui la “possession” a-t-elle jamais comblé? Est-ce que ces fins de romans, où la main se referme sur la fortune, les bras autour de l’être cher, n’éludent pas la difficulté, un désemparement semblable à celui qui m’étreint à l’heure du berger? Toutes ces baises épatantes que je diagonale en bâillant, je les entends murmurer :  « Ce que tu désirais, le voilà. Et tu ne ressens rien, qu’un vague malaise à l’idée de le perdre? » Particulièrement atteint, j’y consens, une sorte d’angélisation de l’élue, très XIXème, posant sa barrière entre l’amour et les “cochonneries”, et métamorphosant celle qui y consentait et y prenait plaisir en salope indigne de ma dévotion : avec moi, encore, il a bien fallu m’y faire, mais avec d’autres, elle roule dans la fange – ce qui n’est, du reste, un remède à l’amour que s’il est resté secret : s’il s’est déclaré, ou, pis, a abouti à l’étreinte, alors le moindre baiser, que dis-je, le moindre désir qui volette vers un rival, ravive un sentiment qui s’étiolait, ou semblait défunt. En quoi je me crois des plus banals, à ceci près qu’en raimant je m’éloigne, le moindre accroc valant déchirure.

     Il se peut que l’habitude ait joué son rôle, qu’un trop long stage de platonisme m’ait bloqué à ce clivage infantile, et que Chantal et Hélène soient venues trop tard pour m’en sortir; du reste, elles aussi, je les ai aimées d’abord sans désir – ou sans m’avouer mon désir. Encore puceau quand j’ai rencontré la première, et la seconde était au rang des sylphides, de ces fillettes trop jeunes que la concupiscence eût souillées, et qui peut-être se distinguaient des maîtresses potentielles moins par leur âge que par leur origine sociale. J’étais amoureux de leur âme, oui, pas de la vraie, mais, délibérément, de celle-là seule qui transparaissait sur leur visage et dans leurs yeux, et que je savais, sur un plan parallèle, parfaitement illusoire. Et à l’heure où j’écris ces lignes, à trois pas de la tombe, allons, mettons dix, il me paraîtrait à tout prendre moins absurde d’être fou de Marie, ma petite voisine, qui a dix ans et que je n’ai pas vue dix minutes en tout, que de sa mère, qui en a trente et tout pour séduire, attendu qu’à la première je n’ai rien à demander.

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