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Inventaire avant liquidation

[Chimère de l'Objectal]

14 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #9-10 : À la recherche du désir - De amore

     Le schéma est simplet : l’être qui doute de son droit à la vie cherche un étai dans une valeur reconnue, ou assez sûre de soi, en apparence du moins, pour procurer la sécurité. Hélène m’aurait-elle, disons, choisi, si je ne lui avais affirmé qu’il n’y avait “rien de plus vrai en moi” que mon amour pour elle? N’ai-je pas lu Falaq tirer de l’attention qu’un garçon lui portait quasi la preuve qu’elle l’aimait? Il m’exaspère d’en convenir, mais si je m’étais montré moins faible, moins instable, plus pondéré, plus étayant, plus contenant, Hélène ne m’aurait pas largué si vite… Mais laissons cette forme-là, l’anaclitique revue et corrigée, essentiellement féminine : elle me gêne, parce que je perçois irrésistiblement dans l’amant-guide et directeur de conscience un vieux magot qui profite, et que l’étreinte me paraît contrainte et malsaine, même quand ce vieux magot, c’est moi; et aussi, qui sait? parce que je censure une disposition pour ce type de choix, pour la prostitution sans plaisir à un pouvoir parental. Mon cœur se serre quand je me rappelle ces deux femmes, dans un trou des Cévennes, une virago dominante, et une frêle prof de philo encore jeune, mais blafarde et fanée… pas formellement prisonnière, puisqu’elle enseignait trois jours par semaine de l’autre côté du massif central… Je voulais croire Hélène éminemment libre, et elle le paraissait; mais l’inégalité esthétique clamait à mes yeux la sujétion. J’aurai beau me répéter qu’il est moins aberrant de chercher un tuteur dans le savoir, l’écoute et l’intelligence que dans la beauté, le contact physique n’en sera pas moins sali. Laissons. Admettons que le charme de ma compagne soit l’étiquette de mon prix, et cette plus belle que je m’estime destinée la traduction visible de mon omnipotence ou de ma supériorité. Que si Totoche me séduit, et non Pépette, c’est qu’avec Totoche, parce qu’elle m’a souri, parce qu’elle me comprend, parce qu’elle n’est pas bouchée, une porte s’entr’ouvre vers la réciprocité. Bien. Mais si cette analyse est valable, c’est pour les paumés, pour ceux qui souffrent d’un déficit d’être, et qui, au fond, ne savent pas ce que c’est que l’amour : de quel droit  irais-je imposer ma grille à tous? – Justement, je m’en garde bien : il me suffirait amplement d’arriver sur mon cas à des conclusions fermes : se les applique qui voudra. Je n’exclus pas qu’un sentiment véritablement objectal puisse exister chez ceux qui auraient été comblés d’affection à temps. Que je ne l’aie jamais observé ne prouve pas grand-chose, mon seul outil étant la projection. D’ailleurs certains couples résistent plutôt bien à mes efforts de réduction. Quand la femme est moche, vieille, et semble aimée en dépit (ou pis encore, à proportion) des ans, il est un peu facile de décréter que deux désemparés se serrent l’un contre l’autre pour se tenir chaud, et se donner, à charge de revanche et contre tous, la valeur qui leur manque – surtout quand le dévouement est unilatéral. Prenez Isa et son Jules. Elle, actrice subventionnée, auteur dramatique et barbouilleuse, également nulle dans les trois domaines, d’un narcissisme voyant, mais pas grossièrement frimeur, puisqu’elle ne teint pas ses cheveux blancs; lui, mettant intelligence et savoir techniques au service de la soi-disant créativité de son épouse. « Et elle, qu’est-ce qu’elle fait pour toi? » lui demandai-je un jour qu’il célébrait l’agrément de jouer les machinistes ou de bâtir un atelier. Il en est resté bouche bée, et sûrement plus désarçonné qu’elle. Cette oblation, spécialité féminine jusqu’à une époque récente, du moins dans les romans, me laisse pantois… mais au fond me paraîtrait toute naturelle si l’œuvre à laquelle on se dévoue en valait la peine. Or c’est ce que croit l’esclave, apparemment, donc la surestimation lui fait retour en quelque manière. Françoise Gillot raconte avec une certaine amertume que Picasso, le plus odieux compagnon de vie qu’on puisse imaginer, avait besoin d’être remonté tous les matins : « Mersonne ne m’aime », etc, « Meu si, meu si », une bonne heure durant. Mais il était célèbre et adulé, et tout de même l’avait choisie : l’amertume date d’après la rupture.

     Il est indéniable que Bébé, pour préférer sa mère, n’a pas attendu qu’elle gagne le concours de Miss Maman. Que si la fonction fait beaucoup, toutes les élèves ne tombent pas amoureuses du même prof. Et que si je veux lire en filigrane le verdict de la collectivité, je puis assurer que je n’ai pas attendu qu’il détache Claire ou Chantal du décor d’un jour de rentrée. Au reste elles n’étaient pas adulées de tous, il s’en faut. Les filles qui m’ont tapé dans l’œil en Inde étaient employées au terrassement. Il n’y a pas de prédestination, affaire entendue, puisqu’aucun Grand Rouleau où l’inscrire, mais si je tiens à crier que mes Élues étaient n’importe qui, n’est-ce pas pour me venger d’avoir été n’importe qui pour elles?

     Je ne suis pas sûr d’avoir cessé d’espérer l’âme-sœur, dont le recul de la testostérone et les embrouilles de Dame Prostate épurent quelque peu l’image, bien qu’une âme sans corps ne fasse pas l’affaire. Que sa matérialisation se soit toujours révélée décevante n’a rien de surprenant; mais deux fois au moins, j’ai noyé de réel le vin de l’idéal, et aspiré à la durée – que j’ai détruite de mes mains, ou plutôt de mon verbe. Vingt-cinq ans d’écart vouaient sans doute Hélène à l’éphémère; mais était-il fatal que Chantal devînt si vite insipide? On connaît la vieille blague : un penny dans la chope pour chaque coït la première année; et puis, le reste de la vie, à l’inverse, on les retire… et le jour des noces d’or, il reste encore de quoi se payer une bière. L’ennui naquit un jour de l’uniformité… D’accord. Mais il n’y a pas que la baise, et le monde n’est pas uniquement peuplé de divorcés à répétition. Il se peut que les gens normaux soient moins instables, qu’on puisse contempler des années le Dufy du salon, et continuer d’aimer après assouvissement : la plaisante écorce d’une orange pressée. Que ces complicités quiètes, ces affections à vie ne relèvent pas toutes du pis-aller frileux, qu’amour conjugal soit autre chose qu’un oxymore. Notez que le fond de la question n’en est pas modifié, et qu’un conjoint tavelé fait meilleure figure de refuge narcissique que d’objet désirable. La stabilité n’est qu’un indice secondaire, et presque superflu. Il s’agit de savoir en somme s’il est concevable d’aimer en s’oubliant, et si l’on cherche autre chose, dans une liaison, qu’à conforter ou restaurer l’estime de soi. Moi, non; vous, rien ne l’infirme, mais j’en suis moins sûr; or si l’on peut admettre que désenchanter l’amour en subordonnant, à l’inverse des ados, le plaisir au pourchas de la valeur, équivaille à une dévaluation de ce que la vie m’a si parcimonieusement accordé, un peu comme on nierait que l’argent fasse le bonheur pour repousser la honte de ses poches vides, c’est à la condition que les autres non plus ne sachent pas aimer, que l’objectal n’existe pas. Ne serais-je pas flatté d’“aimer vraiment”, sans rien quémander en échange, rassuré d’être, d’avoir au moins cela, cette flèche plantée dans ma chair? Peut-être, mais tout ramener à mouah, c’est aussi te minimiser, et je ne puis écarter si légèrement le soupçon d’occulter l’objectal, quand par exemple je m’entête à souffrir du mépris d’une minette qui m’a largué depuis belle lurette, et dont je ne puis escompter ni retour ni regrets. Puisque c’est chose acquise, n’est-il pas bien sot d’y mariner? À moins que le mal-être ne soit chéri en soi, le confortable mal-être d’un cœur brisé, garde-fou préservant des vertiges du néant?

     Bah. N’est-ce pas plutôt cette quête de l’objectal pur qui est, d’un bout à l’autre, poursuite du vent? Reprenons notre petit Que sais-je? : « Il existe cependant pour les femmes une chance d’accéder au plein amour d’objet grâce à la maternité. Leur enfant, selon Freud, “est une partie de leur propre corps qui se présente à elles comme un objet étranger, auquel elles peuvent maintenant, en partant du narcissisme, vouer le plein amour d’objet”. Ces femmes éprouveront le besoin de soumettre à l’émerveillement de tous leur création, espérant faire rejaillir sur elles une partie de l’admiration. Même de nos jours la valorisation sociale de la femme demeure liée à la maternité. » Voilà donc ce que Freud et son disciple appellent “plein amour d’objet”, sachant parfaitement pourtant que la mère est son nourrisson, et qu’en plus son amour a besoin d’écho public! Quand je lis des trucs pareils, je me demande si je n’enfonce pas une porte grand-ouverte, avec mon “narcissique-réverbéré”, qui irait sans dire, l’objectal n’étant qu’une décoration superficielle. C’est un de mes regrets les plus cuisants, de n’avoir pas eu de fille, que je compense de mon mieux en inventant des relations de paternité, dans mes romans. Regret à éclipses, à dire vrai, parce qu’il fallait choisir, et que la progéniture aurait tué l’écriture; parce que je sais que j’aurais été un père étouffant et culpabilisateur, et qu’il est bon que la chaîne de la martyrite s’arrête à moi; parce qu’on n’arrête pas le temps, et que les années bénies ne durent guère : je suis fou des chatons, mais préfère m’en priver, en prévision des matous; et parce qu’au fond je n’aime tant les enfants qu’à distance : Noëlla, la copine d’Anne, avait bien senti, rien qu’en lisant Pointeur, que je n’y connaissais rien. Alors? Peut-être tout amour a-t-il des origines narcissiques, mais qu’il s’opère une mutation quand on accepte l’altérité de l’objet, ce que je ne suis jamais parvenu à faire.

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