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Inventaire avant liquidation

[Claire, suite; le soi grandiose, fossoyeur de l’amour]

26 Janvier 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #66 - 67 - 68 - 69 : Indolescence - Quo non descendet? - Ultimes luluttes - Ultimes révélations?

    Je nourrissais une conception exécra-romanesque et on ne peut plus répandue de l’Amour, comme nécessairement partagé d’avance, même si le partner n’en est pas toujours conscient : « je l’aime donc elle m’aime » n’avait, en l’état de ségrégation des sexes jusqu’alors, jamais été remis en question : celles qui m’auraient aimé sans retour, je ne les aurais pas remarquées. Et si elle ne m’aimait pas, alors moi non plus? À condition que je n’eusse pas parlé : c’est bien ainsi que ça s’est passé ensuite, avec d’autres, et avec Claire même, mais il fallut que s’interposassent deux ans de séparation : cette machine histrionique n’était pas encore rodée. Me suis-je persuadé d’emblée, au revers, qu’elle était inaccessible, trop bien pour moi? C’est la rage du contrôle qui m’a fait écrire ça dans Pour en finir : on dirait que ça me consolait, même tant d’années plus tard, d’avoir prévu le fiasco. En réalité, j’avais sans doute quelques petites chances d’amourette enfantine, tout au début, si je me fusse montré un peu moins désagréable; car elle était sans doute plus paumée que moi dans une nouvelle école où elle maléficiait du statut accablant (soupçons de mouchardage, etc) de fille du capitaine; et probablement ne se savait pas si séduisante. Mais dès la fin de latence, je me serais fait plaquer. J’avais un an de moins qu’elle – encore une conséquence pernicieuse, et la pire de toutes, de cette foutue onzième sautée! –, je me souviens d’une photo de classe, de première, où, debout, je la dépassais assise d’une tête à peine. Michel avait, en ce genre, de pires handicaps à surmonter, mais il n’était pas amoureux, que je susse et sache; et même si, il était beau, alors que, sans aller jusqu’à Quasimodo, j’étais un infirme à la binette en biais : j’avais usé de l’argument auparavant, mais c’est alors que je m’en suis persuadé pour la vie, c’était si commode de laisser ma laideur, à laquelle je ne pouvais mais, échouer à ma place! Du début à la fin, cinq ans en présence, je l’ai vécue clivée, cette anhistoire, la version “soi grandiose” d’une union eschatologique des âmes jetant de l’encre sur des soupirs, des regards, des échanges avec d’autres dont je ne voulais rien connaître – et cependant je persiste à me répondre que c’est idiot, qu’il suffisait d’être gentil, ou chevaleresque, ou moins ramenard et doctoral, de lui parler d’elle… arf : pour devenir son confident? Son messager, peut-être? Fermons le ban : ce qui me paraît sinon tragique, du moins anormal, c’est, à l’heure qui sonne, de vivre cet amour unilatéral d’une fillette disparue, vieux de 55 ans, sans ombre de détachement, ou de pitié pour le pauvre gamin caché sous l’affectation de tout savoir et de n’avoir rien à désirer, pauvre gamin qui n’a pas changé, et qui semble destiné à hurler de douleur jusqu’à son dernier souffle, au souvenir des ridicules qu’en ce temps-là il avait seulement pressentis, et qu’assurément tout le monde sauf lui a oubliés. J’ai essayé, bien en vain, dans Lorsque  l’enfant disparaît, de donner une forme littéraire à ce qui n’est même pas une anecdote, à une micro-aspérité de l’infiniment mesquin, qui me déchire comme si elle datait d’hier, peut-être parce qu’elle est, ou fut, écrite : Claire m’a au moins envoyé une carte de vacances, brûlée avec ou avant le reste, et qui finissait par cette phrase : « J’ai rencontré Béatrice : un vrai bronze! » À quoi je ne trouvai pas mieux à répliquer qu’un docte cours comme quoi ce substantif n’existait pas, qu’on pouvait dire bronzé, etc : je n’avais pas même ouvert le dico, le français étant dès mes 12-13 ans le fief du soi grandiose, et comme une fantasmatique propriété personnelle. Je reçus une réponse me remerciant de mes corrections, dont je ne saisis l’ironie ou la charité qu’après un long laps : bonne spéculation en un sens, car, depuis un demi-siècle, chaque fois que, selon une périodicité variable, je revis ce moment de néant, mes hurlements (étrangement, c’est “maman!” que je crie à ces moments-là, comme ces jeunes gens, dans les romans du front, qui se sont pris une balle ou un éclat dans le bide)  font vibrer les murs. Ecce Pierrot, que la mort de son père a laissé aussi froid qu’un cadavre. Si au moins j’en étais devenu moins tranchant, comme donneur de leçons!

    Le postulat d’Auguste (« Je suis maître de moi comme de l’univers ») préexistait, ça ne fait pas de doute, et il est vraisemblable qu’il a précédé tout le reste. Qu’il n’ait pas pu se suffire à lui-même, au mépris du réel, on peut le tenir pour un malheur, à condition d’accueillir la folie comme bien suprême. Qu’il ait cherché un recours dans le percipi n’est pas follement sain, mais après tout, même un moteur ou un théorème ne marche et n’existe qu’à la condition d’une conscience qui le notifie. L’erreur fut moins de préférer le paraître à l’être que de ne chercher, en présence de l’hiatus qui béait entre l’illusion d’omnipotence et les faits, à modifier ni eux ni elle, et de me contenter qu’il ne soit pas dit que j’aurais voulu ou désiré sans obtenir : je me suis recroquevillé dans un faire qui, surtout, ne pût passer pour demandeur de rien, au risque d’être refusé. Encore faudrait-il changer là-dedans puissance contre valeur, ce qui s’est évidemment produit très tôt. Personne, au delà du tout premier âge, ne s’imagine pouvoir tout ce qu’il veut, et l’alexandrin de Corneille subit une modif à la césure : « Je suis maître de moi, sinon de l’univers », mais c’est au plus maître du spectacle qu’on donne, de la démonstration d’orgueil, de valeur et d’autarcie, au détriment d’une prière qu’on choisit d’attendre, s’interdisant de la formuler. Et de ce rôle-là, par excellence féminin à l’époque, je ne me suis départi ensuite que par exception, et par écrit. Or non seulement mon enveloppe physique ne me permettait pas de m’y cantonner avec le moindre espoir de succès, mais les termes de la démonstration étaient le plus souvent si mal choisis qu’ils me rendaient, en plus de moyennement hideux, parfaitement odieux et ridicule, et de plus en plus à mesure que rétrécissaient mes chances d’être aimé : comme je l’ai répété cent fois, l’avantage de se faire détester, c’est que ça marche à tout coup, et qu’on peut se passer de permission. Le comble, du reste, c’est que si Claire eût été demanderesse, je ne suis pas sûr qu’elle eût duré quinze jours, alors qu’au bout de 55 ans de carrière (intermittente) parmi mes Bons Objets Internes, son étoile a bien peu faibli, et qu’elle a sans doute servi de modèle aux autres, modèle intermédiaire, mais l’icône de maman-qui-comprend-tout, elle, avait depuis trop longtemps été repeinte en conne-qui-ne-pigeait-rien.

    Je n’ai jamais désiré Claire, et ne saurais dire si elle avait des formes, quand je m’éloignai en silence, après les résultats du bac, du groupe qu’elle formait avec quelques-uns de nos “nouveaux” condisciples de Terminale, en me répétant qu’il n’était pas possible que ça finisse ainsi, qu’il allait bien se passer quelque chose… mais, dans son roman, hélas, je n’avais qu’un rôle de figurant grotesque, pénible et très subalterne : je ne l’ai jamais revue, et l’ai même spectaculairement évité, en sautant de la bagnole en marche et détalant comme un dératé, à l’entrée de son camping, un jour de vacances à la mer où mon père, mieux inspiré pour les rosseries que pour les bons offices, avait prétendu me faire une surprise. Mais je suis injuste : s’il m’avait prévenu, j’aurais catégoriquement refusé, alors que je n’avais pas de plus grand désir que de la revoir : me l’imposer en douce était le service optimal à me rendre. Elle n’était peut-être pas maquée ce juillet 68 ou 69… De là à avoir déchiré de mes mains la feuille de route calligraphiée par Dieu… même s’Il m’avait inspiré des paroles plus proches du cœur que ma vinaigrette habituelle, et si par extraordinaire… je n’aurais pas attendu l’août pour tout gâcher. Si vieillesse  pouvait… Vieillesse, même avec une gueule d’ange, ne pourrait pas grand-chose, j’en ai peur, à en juger par ses derniers succès épistolaires et le placard où ils l’ont collée!

    Que Claire ne fut jamais sexuée, il serait idiot de le formuler ainsi, mais tout de même, mes sens, comme dirait l’autre, s’étaient éveillés avant mes quinze ans, il est d’autres nénettes dont je me souviens d’avoir maté les seins naissants, à la piscine, par les fentes des cabines… Ma mie était-elle exemptée de piscine? Avais-je entrevu maigreurs et platitudes? Fichaises : c’était d’un autre ordre, et le resterait : dommage que je sois voué à l’enfer, nous aurions pu nous retrouver avec des ailes sur le dos. Si je ne crois pas m’être privé de sexe parce que “sale”, en revanche une certaine propension à séparer le désir de l’amour, et un certain scepticisme touchant le plaisir féminin, doivent sans doute beaucoup à ces sept ans de platonisme.

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