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Inventaire avant liquidation

[Empathie, 2 : « Les narcisses ne comprennent rien, et raisonnent de travers »]

4 Avril 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #58 : Narcissisme 1 : DSM

    Permettez-moi, en guise d’antithèse, de vous présenter les élucubrations (dont le lecteur anglophone trouverait l’original ici) d’une morte inconnue, ma presque coetanea Joanna M. Ashmun (1948-2009) qu’il serait abusif de classer parmi les “voix autorisées”, puisqu’elle ne se donne ni pour thérapeute, ni pour conseillère, ne se réclame d’aucun diplôme, et semble n’avoir potassé le narcissisme que pour son édification personnelle, sur la base des rencontres offertes par la vie, dont le nombre n’est nulle part précisé. Elle a tout de même trouvé assez d’admirateurs pour propulser aux premières lignes d’une recherche Google le site consacré à ses textes, écrits, à la différence des miens, en totale extériorité, et sur le mode de l’affirmation péremptoire. On pourrait, comme à tant d’autres leur donner le titre général Méfiez-vous des narcisses, ou Les connaître pour s’en protéger. Si bien des remarques m’ont néanmoins séduit, par une certaine fraîcheur nourricière, à la différence de la quasi-totalité de ce qui traîne sur le Ouaibe, et qui n’évite la copie servile que pour se fracasser sur l’absurdité (le cumul n’étant pas rare), c’est précisément parce que l’auteur, quoique brodant sur le DSM, s’encombre peu de théorie, et ne perd pas de vue la dictée de la vie… qui l’entraîne parfois un peu loin : 

    « Si vous êtes comme moi, vous entrez en conflit avec les narcisses au sujet de leur occasionnelle [ou/et désinvolte?? casual] malhonnêteté et cruauté à l’encontre d’autrui. S’efforcer de les réformer en en appelant à leur meilleure nature est à peu près aussi efficient que cracher dans l’océan. Vous n’obtiendrez rien d’autre que ce que vous voyez : ils n’ont pas de “meilleure nature”. Le problème fondamental est qu’ils manquent d’empathie.

    Le manque d’empathie est une perturbation profonde de la pensée (cognition) et du sentir (affectivité) narcissiques. Même très intelligents, les narcisses ne peuvent raisonner juste. L’un d’eux, un collègue de travail très proche, pratique ce que j’appelle “analyse au batteur à œufs” [analysis by eggbeater : aucune explication de cette métaphore disqualificatoire]. Ils ne comprennent pas le sens de ce qu’on leur dit, ni ne saisissent la signification des mots écrits : une grande partie du sens de ce que nous disons dépendant du contexte et de l’affect, les narcisses (manquant d’empathie, et, partant, à la fois sourds au contexte et à l’affect) n’entendent que les mots. (Les discussions avec eux peuvent s’avérer réellement bizarres et déconcertantes : ils paraissent penser que se servir de certains des mêmes mots signifie qu’ils suivent le fil d’une conversation et d’un raisonnement. En foi de quoi ils vont prendre des tangentes et s’égarer dans des hors-sujets, apparemment avec l’allègre illusion de comprendre de quoi parlent les autres.) Et, franchement, ils n’entendent pas non plus tous les mots. Ils ne peuvent prêter attention qu’à la matière qui les concerne. [“They can pay attention only to stuff that has them in it.” Traduction provisoirement douteuse attendu la polyguïté de “to have”, mais que la suite confirmera. Soit dit en passant, s’ils ne te comprenaient pas toujours, ma belle, tu aurais pu songer à en chercher les causes dans ta prose!] Ce n’est pas seulement une mauvaise habitude : c’est une déficience cognitive. Les narcisses ne prêtent attention qu’à eux-mêmes et à ce qui les touche personnellement. Mais comme ils ignorent ce que font les autres, ils ne peuvent juger de ce qui les touchera personnellement [un them dont je respecte l’amphibologie; ce texte n’a rien d’un modèle en fait de style], et ils semblent ne devoir jamais comprendre que lorsqu’ils causent des problèmes, ils récolteront des problèmes en retour. Comme ils ne prennent pas les sentiments des autres en considération, ils négligent le fait que ces autres vont réagir par des sentiments quand ils seront insultés ou exploités, et que la plupart des gens se mettent sérieusement en rogne quand on leur ment, ou qu’on ment à leur sujet. »

    Variation “sentie”, évidemment vindicative, en grande part originale, et, ce me semble, outrancière, sur le vieux thème du défaut d’empathie. On peut certes se contenter de rire au nez de cette brave dame accusant quiconque ne la “comprend pas”, sentiments inclus, de raisonner de travers : n’avoue-t-elle pas par là, à son insu, qu’elle préfère classer les autres à se casser la tête? Mais essayons de la prendre au sérieux, car son discours a des échos dans mes hantises. Certes, un narcisse est mal placé pour contester une théorie comme quoi les narcisses ne pigent rien, à l’écrit comme à l’oral. Il est plus vain encore qu’ardu de se donner ce sujet de méditation vague : et si je me trompais du tout au tout? Et si j’avais “l’esprit faux”? – cet “esprit faux” qu’on prête aussi aux paranoïaques. Sans part saine, aucune rectification n’est envisageable. De cette extension maximale de la notion d’empathie s’ensuit tout naturellement que le narcisse est inguérissable. Le plaisant, toutefois, c’est qu’on croirait lire là un équivalent ou un négatif du sentiment qui bien souvent m’habite, que les gens en général sont dénués d’écoute, ne saisissent au mieux que les mots, et pas les connexions, donc les assertions, donc le sens : qu’ils ne mettent pas les petites flèches… Quand une théoricienne sans blouse blanche (ou avec, d’ailleurs) “nous” accuse de “go off on tangents and irrelevancies” il est tentant de rétorquer que faute de saisir le rapport, elle se borne à éliminer “notre” discours comme inempathique. Cela dit, elle s’explique plus loin, en termes qu’il faut bien vidimer-avec-bémols : ce que racontent les autres ne m’intéresse en général pas, et il me tarde qu’ils reprennent leur respiration, pour que je place ma daube. Du reste, je ne m’astreins pas toujours à attendre, et leur coupe facilement la parole, persuadé, du moins jusqu’à une époque récente, que la mienne est incommensurablement plus captivante. Mais, bordel à cul, ils sont, neuf fois sur dix, insipides! Ce qu’ils disent, je le sais déjà! Ou j’en ai l’impression… laquelle est fort répandue, et accompagne généralement l’incapacité à écouter ce qu’on n’a pas dans la tête au préalable.

    Qu’est-ce qui fait, en général, l’intérêt et le piquant d’un propos? Sa nouveauté, de forme ou de fond, et sa pertinence; à l’évidence, si je ne connais que moi, ladite pertinence tiendra dans la faculté de m’appliquer l’énoncé; ça ne m’empêche pourtant pas, pour ma part, de me délecter des Mille et une nuits ou des Spectacles curieux, de mille livres venus d’ailleurs… mais qui, par leur étrangeté même, m’enseignent la contingence de ce que je crois et ressens, et m’en distancient? Ne battons pas la campagne, car je pressens un départ de piste dans la prose pâteuse de Joanna. Elles ne sont pas des flopées, ma vie est trop désertique pour ça, mais quelques-unes, à m’avoir dit que, moi ou quelque narrateur d’un de mes bouquins, nous ne comprenions pas les autres. Le problème, c’est que lorsqu’on daignait me mettre noir sur blanc ce que j’étais censé n’avoir pas compris, je ne découvrais que des puérilités élémentaires. Puérilités à mes yeux? À mes yeux qui ne lisaient que les mots, et encore, mal? Je puis avoir l’impression de comprendre, par exemple, la Modeste proposition de Swift, tout en la tenant pour sérieuse et l’étudiant en tant que telle : manger les bébés est une solution sensée pour combattre sinon la famine, du moins la surpopulation, si l’on oublie “le contexte et l’affect”; et peut-être pinailler sur la Shoah, de même, n’est-il concevable, quels que soient les “arguments”, que si l’on n’a “pas de cœur”. Est-ce parce que je suis amputé de l’empathie qu’il me semble qu’on se fait avoir à l’esbroufe, quand on accepte la douleur des [arrière-petits-enfants de] victimes comme un argument, et, depuis peu, l’hérédité de ce trauma-là, et de lui-seul, comme une découverte scientifique? N’est-il pas un peu violent,  pourtant, au nom du “sentiment”, de trancher vive la liaison patente entre persécution passée et pouvoir présent? La chère femme semble aveugle au fait que le “sentiment” peut se tromper, qu’on peut l’affecter sans l’éprouver, ou l’éprouver sans oublier ses intérêts. Bien fait pour la gueule des narcisses, selon elle, s’ils ont du retour de bâton, quand ils ont insulté (ou abused en un sens plus large), exploité ou menti; mais moi, si je me fais pincer à l’un comme aux autres, j’estime le retour justifié : l'écueil, je le trouve avec ces gens qui, accusés avec moult considérants, que ce soit ou non “pour leur bien”, ne connaissent de riposte que le silence ou les imprécations : qui se fâchent, selon moi, à tort : pourquoi donc irais-je sacraliser leurs sentiments, qui, narcissiques ou non, tournent généralement autour de leur ego? La question est de savoir si le principe de réciprocité est respecté et, tout de bon, j’en doute parfois quand je pète un plomb moi-même, comme à la fin du chapitre précédent : est-il bien certain que l’“offense” qui met le feu aux poudres, je n’aurais pu la commettre, ou, si je l’avais commise, qu’elle ne m’aurait pas paru broutille? Réponse : hélas non. Mais tes poor feelings n’accèdent pas pour autant à la dignité de raisons : si tu veux qu’ils soient respectés, éventuellement obéis, il faut les donner pour ce qu’ils sont. « J’ai peur, c'est malgré moi, j'y peux rien », on roule à vingt; mais si ça débouche sur une leçon de conduite, il la faudra convaincante, ou j’accélère. 

    Alors, soit, je n’exclus pas, quand je secoue les puces à quelqu’un, l’éventualité d’être sourd et aveugle à ses sentiments; mais pourquoi lesdits sentiments, qui manifestement diffèrent des miens, feraient-ils loi? Soit dit en passant, je m’étonne fort de voir associer le mensonge à la pathologie du lien. Je mens comme un prospectus de campagne électorale, mais quand ça chauffe ou pète, c’est plutôt parce que j’ai dit ou cru dire la vérité, même si le tour que je lui ai donné fait un gros bout du mal. D’autre part, chaque fois qu’x ou y fait état d’une sienne particularité qui ne correspond pas à mon paysage intérieur, il me semble que c’est lui qui ment, ou se leurre, égaré par son amour-propre et son insuffisance conceptuelle. Mais il est certain que ma référence obligatoire et unique a des chances de déterminer une inadéquation cognitive.

    Tient-elle dans cette sempiternelle “forclusion de l’altérité”, dont j’ai plein la gueule? Ce n’est qu’une formule, pas une explication : encore faudrait-il distinguer par quelles voies elle opère. Quand j’arrange à ma sauce un cas clinique qui tel quel me tombe des mains, est-ce que je m’imagine l’élucider? Je n’en suis pas bien sûr : il me semble me dire qu’il est plus intéressant comme ça, et qu’en somme je lui fais honneur en l’attifant. Le sens et l’effet priment l’exactitude factuelle. Mais est-ce que je ne m’aborde pas moi-même de façon semblable? Si je ne suis que “comme ça, et c’est comme ça”, mes propres aspérités me font bâiller. Il faut que je trouve entre elles des liens de causalité, et si possible une origine unique à l’ensemble… en rabotant ce qui dépasse? De préférence, non, mais va savoir?

    J’ai cité, et pourrais citer encore, bien des exemples d’incapacité à prévoir les autres, mais je ne suis toujours pas sûr que mes performances en la matière soient pires que celles du commun des mortels, voire des spécialistes diplômés. J’ai souvent été surpris, certes, mais pas au point de pouvoir plaider l’innocence, par exemple, à chaque algarade ou question indiscrète qui provoqua une rupture, car j’ai bien souvent entendu hurler les sirènes, et n’en ai tenu aucun compte. J’habite depuis quinze ans un immeuble où je n’ai que je sache, pas un ennemi – ni un ami, et ceci explique peut-être cela, les vicissitudes du lien résidant davantage, ce me semble, dans la difficulté à souffrir une relation à la fois suivie et statique, dans la peur d’ennuyer et de décevoir, dont l’andropause n’a pas triomphé, que dans le défaut d’une empathie que je n’ai jamais constatée chez quiconque, du moins comme différente d’une projection qui tomberait juste du simple fait d’affinités : voilà encore beaucoup de mots pour laisser une question pendante.

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