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Inventaire avant liquidation

[Exclu du sexe]

20 Février 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #56 : Peter Pan?

    Tout cela, en gros, est vrai : la jeune fille, pour l’essentiel issue de mes lectures, devait être chaste et pure, comme les héroïnes d’Anouilh, de Dostoïevsky… et, avant eux, de la mère Blyton, dont les préados ne songent pas une minute à se tripoter; et chaste et pure elle resta d’autant plus à mes yeux que, quoique fort impur, j’étais chaste moi-même : le désir m’a visité très tard : je me souviens des théories que j’assenais triomphalement, à la piscine, à un parterre de condisciples dont j’imagine d’ici la goguenardise, sur la “comédie” de l’appétit sexuel, théories d’une mégalomanie insensée, dont il m’est resté pour la vie une muraille presque étanche entre l’amour et la “souillure” de la baise : non seulement on était très prude chez nous, non seulement je lisais trop, mais la prolongation de la période de latence s’aggravait d’une avance scolaire (due non à mes prouesses, mais à la classe qu’on m’avait fait sauter pour que mon frère et moi ne fussions pas dans la même) qui me confrontait continuellement à des camarades plus âgés. Claire elle-même avait un an de plus que moi, c’est dire deux ou trois de maturation, et, bien qu’elle fût probablement vierge à dix-huit ans, il est inimaginable qu’elle m’ait vu autrement qu’en nabot malfaisant, ramenard, ridicule… et pitoyable, car elle était capable de pitié. Mais quoi? Mon frère, qui a passé son bac à seize ans, et qui, sur toutes les photos de classes, sans lâcher une seule année son prix d’excellence, avait une tête ou deux de moins que les autres, n’aurait-il pas dû être plus grièvement touché? Ce qu’escamotent les alexandrins, c’est d’abord l’explication commode de l’échec qui m’était fournie clé en mains par mon infirmité : je n’étais pas “laid mais”, mais borgne, rédhibitoirement hideux, je n’avais donc pas l’ombre d’une chance, dans un monde de la concurrence physique que j’avais pris, d’emblée, le parti de fuir dans l’empyrée d’une supériorité aussi floue qu’absolue, au nom de laquelle il ne pouvait être question d’amour pour une autre que la plus belle. De cela je ne me suis jamais départi… officiellement, du moins. Certes, voilà, pour le coup, un délire où je ne suis pas seul à patauger, la plupart des romanciers, en tout cas, m’y escortent; d’ailleurs les Inaccessibles étaient exclues du cercle : à moins d’entrer dans un délire caractérisé, on ne s’éprend pas durablement d’une actrice quand on est le centre du monde, et les filles que j’ai identifiées, au cours du temps, comme “les mieux”, n’étaient pas nécessairement entérinées comme telles par la collectivité; n’oublions pas d’autre part que cette “beauté”, essentiellement celle du visage et des yeux, renvoyait à des qualités morales et spirituelles, destinées à capter “ma valeur” sous sa rébarbative enveloppe; mais tout de même, me rabattre sur tel ou tel modèle subalterne n’aurait jamais fait l’affaire; je ne pense pas que l’objet d’amour se définisse en profondeur comme le sujet qui ne voudra pas de moi, ni que l’objectif de l’amour soit de rester frustré et insatisfait, car la vie ne m’a pas réservé de plus grand bonheur que les oui de Chantal et d’Hélène, que mon “cœur”, si j’ose dire, avait préalablement élues… Ouais! un peu vite dit, quand même : ce bonheur que j’aurais éprouver, ne se traduisait-il pas, en fait, par une anesthésie? Il n’est pas impossible que le masochisme psychique fût le principe originel du choix…

    Oh merde! Arrête ta resucée! Tu as déjà tartiné jusqu’à plus soif sur l’amour, il ne s’agit pas de profiter d’une tentative de synthèse pour tout redévider de zéro, mais de comparer la “quatrième pierre” de Kiley avec la tienne… d’achoppement? Il est un peu rageant de penser que quelque chose s’est joué là, pour toujours. Le fantasme de hideur m’a accompagné la vie durant, l’âge lui donnant de plus en plus de corps : il n’y a qu’à des photos vieilles au moins d’une décennie que je puisse accorder de n’être pas si mal que ça, et qui sait, après tout, si à quatre-vingts berges je ne trouverai pas un reste de charme à mes soixante? Du reste, j’entretiens avec ma gueule des relations complexes : elle me débecte en extériorité, surprise dans une vitrine, fixée sur le papier, mais le miroir de la salle de bains l’apprivoise au jour le jour, et je persiste, quand je mets le nez dehors, à me soucier de mon apparence. Chose certaine, je ne fus jamais assez girond pour que ma beauté se chargeât du boulot d’approche, on replonge ici dans ce problème de rôle auquel l’émancipation féminine n’a pas changé grand-chose : celui du mâle est de demander, pas que j’ai bien rarement sauté, et seulement par écrit. Mais revenons : j’avais douze ans quand Claire m’a tapé, via l’œil, dans le cœur, et n’étais pas alors, il me semble, spécialement attardé. Il m’agace assurément que cette passion unilatérale, et les défenses dressées pour l’occasion, aient pu décider de ma conne de vie, mais n’est-il pas plus agaçant encore d’avoir joué perdant, persuadé d’avance qu’elle était trop bien pour moi? et d’ailleurs tellement focalisé sur ma personne que je ne me suis pas intéressé un instant à la connaître... C’est à peine si j’osais l’approcher, tant j’avais peur d’être importun; et néanmoins, pendant une paire d’années elle fut ma source de bonheur presque unique, les jours où elle m’adressait la parole étaient bénis, et les week-ends, j’attendais de retourner à l’école… moins pour l’y voir que pour être vu d’elle, dans divers rôles que je voulais prestigieux, mais qui montraient la trame.

    Est-ce que le (faux) goût du macabre, de l’antithèse, du négatif et de la dérision, lui aussi, est né d’elle et de ses premières amours? J’ai cité dans Pour en finir les vers affreux que je ne lui adressais tout de même pas, mais que Besse, le prof de maths, se réveillant d’une de ses siestes, avait confisqués et transmis au papa-surgé, lequel, malgré sa débonnaireté, m’avait passé un savon soigné, mes lacrymales fournissant toute l’eau nécessaire. On croirait voir un cul tout enrobé de chiasse… Est-ce que toute la suite ne se dessine pas dans ces contre-vérités pseudo-haineuses? J’avais certainement des dispositions pour l’inappartenance et la révolte; sans cette rencontre, je serais peut-être devenu le même, et du reste d’autres scénarios auraient pu m’esquinter davantage : un accueil suivi d’un rejet, par exemple. Reste que cette immense plage d’amour platonique tourné à l’aigre pourrait bien être le bain amniotique d’un parti-pris de cynisme, de méchanceté, du choix de l’immoralisme et d’une lucidité systématiquement pessimiste, de la méfiance à l’égard des êtres, des institutions… et de l’inhibition. Cette petite fille, qui reste encore, dans ma ménagerie onirique, l’incarnation de l’innocence, m’a mis, quand l’innocence s’est à demi avérée du toc (car je ne l’avais pas vue en action, et j’avais d’immenses ressources d’aveuglement), sur les rails où je n’ai pas cessé de rouler ensuite. Le goût de la guerre, de la dissidence, l’outrecuidance infantile, le besoin de paraître, de me distinguer au moins par la bizarrerie, n’ont certes pas attendu Claire pour se faire jour. Mais avec elle, il me semble m’être définitivement écarté du bonheur simple d’être aimé, et m’être trouvé la triste spécialité d’empoisonner le bonheur des autres. À douze ans, le papier était loin d’être vierge, mais tout, dirais-je, y était encore effaçable. Le mal venait de plus loin, puisque j’aurais préféré mourir à oser une déclaration : je désirais qu’elle sût, mais pouvoir démentir, la hantise du rejet étant déjà en place, et j’ai évoqué les vains efforts faits par un cancre qui m’avait à la bonne pour tout lui dire en ma présence, pendant que je niais… pas si farouchement, mais tout de même au supplice. Le mal venait de plus loin, et avant tout de cette forteresse de mérite, ou seulement de valeur, où j’étais déjà remparé : « je t’aime » m’écorchait déjà la gueule, et qui m’aurait dit alors qu’on pouvait gagner l’amour en exaltant l’autre aurait parlé une langue étrangère : c’est moi que je m’acharnais à présenter en beau, sans hésiter à mentir, pour rééquilibrer; et ce rééquilibrage n’excluait pas l’abaissement du vis-à-vis. Cet hommage indirect, qui donc l’aurait compris, à son âge? La façon dont je me suis débrouillé depuis, à quarante comme à vingt-cinq ans… et à soixante, puérilise encore ces rêves de retour à la case départ, mais j’avais d’ores et déjà la langue assez bien pendue, et il paraît clair que j’aurais pu au moins risquer le râteau, les collectionner, pourquoi pas? J’ai eu tort d’écrire plus haut que j’avais échappé au pire : rien n’aurait pu l’être que le cachot invisible que je quitterais treize ans après le premier regard posé sur Claire, huit après le dernier – le tabou se renforçant de toutes ces années sans, avec leur retard d’info, leur installation dans la branlette à outrance, et une solitude de plus en plus épaisse… où je vois clignoter, de loin en loin, des partenaires possibles – mais pas assez sûres d’elles ni séduites pour carrément me violer : je n’étais pas, physiquement, un tel monstre, mais, assurément, de moins en moins “sympa”, et de plus en plus en marge des bons us. Le raidissement dans l’orgueil, le choix d’être psychiquement splendide, ou à tout le moins étrange, m’interdisaient les plus humbles apprentissages; plus le temps passait, plus mon “handicap” se faisait monstrueux et inavouable; disgrâce d’appoint, j’étais un tel champion de baratin, j’avais à ce point l’air de dire tout ce qui me passait par la tête (et, en outre, j’avais tant à débiter, à force de lire au lieu de baiser) qu’on n’aurait pu imaginer que je gardasse mes désirs par-devers moi : si j’avais eu l’air gauche, bête, hésitant, qui convenait à mon retard faramineux, il se serait peut-être trouvé une fille pour me déniaiser. Mais le fortin était sans fissure. D’ailleurs, la plupart des “occases” n’en devenaient que dans l’escalier.

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