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Inventaire avant liquidation

[Ici Quémans, 2 : Esquisse d’un mythomane]

25 Décembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #47 : Cacatalogue VI : Polyphonies

C’est le seul courriel qui va déboucher sur un véritable échange, avec modifications au moins apparentes des correspondants :

 

   Des 7 personnes auxquelles je me suis adressé, 2 seulement m'ont répondu, une fort aimable, mais qui n'a pas le déplaisir de me connaître, et vous, qui refusez de me croire!

    Chère Madame ou Mademoiselle, ne me croyez pas! Mais par pitié, donnez-moi les renseignements que je vous demande! Je suis vraiment au bout du rouleau […] Supposons une chance sur mille, dix mille, un million même! que je dise la vérité : une sur un million, ce n'est pas beaucoup, vous êtes quand même capable de douter jusque là de vos certitudes? Et cette une-là, c'est une question de vie ou de mort! Par pitié, ne soyez pas psychorigide! Je ne vous demande pas grand’chose, seulement à qui d'autre m'adresser, de préférence des parents, une compagne (ou un compagnon, mais si j'en juge par mes intérêts actuels, il me surprendrait d'avoir été gay) ; si possible, un lieu que je serais susceptible d'avoir habité récemment. Juste trois lignes, que vous pouvez noyer dans un réquisitoire-fleuve et une mer de railleries. Je vous saurai gré de chacune de vos sévérités, et baise votre ergot à l'avance.

    Qu'avez-vous à craindre? Vous n'avez pas été "pigeonnée", je m'en porte garant, puisque votre porte est restée fermée. Il faut demander pardon? Je n'hésite pas : dictez-moi le texte. Prendre le risque d'être rabroué? Je l'ai pris, et j'en redemande! Mais je ne peux pas faire semblant de savoir ce qui me demeure celé. Au lieu de me faire l'aumône d'un quignon, octroyez-moi l'information qui me manque, même si vous restez persuadée que je la possède, et ne cherche… quoi donc? Ne faudrait-il pas l'être, "tout à fait fou", pour persévérer de la sorte sans raison dans une fumisterie froide? Croyez bien que je m'engage, si vous me dirigez vers qui que ce soit d'autre, à vous laisser ensuite en paix. Mais si je suis réduit à me confier aux gendarmes, il faudra bien leur livrer l'e-mèl de la seule personne  qui puisse étoffer mon état-civil.

 

De Lucile, luciole@hotmail.com, à Alain Quémans, cranevide@yahoo.fr : Trop conne, dimanche 26 juin 2005, 21h54

 

    O.K., O.K., faisons comme ça, alors : une chance sur un million, ça me paraît une évaluation correcte. Après tout, tu es vraiment piqué, et puis c'est ton intérêt de tout oublier, vu que tu n'as pas grand-chose de quoi t'enorgueillir, et puis à force de mentir, ta pauvre tête pourrait bien avoir tout mélangé. Mais qu'il soit bien entendu que je ne suis pas dupe. Après ton mariage, ton suicide et ton sida, je réserve à de nouveaux venus ce qui me reste de crédulité.

    Au cas donc très improbable où tu aurais perdu la mémoire, l'ennui, c'est que je n'ai rien de très frais, et bien peu de sûr, à te fournir pour la reconstituer. Il y a deux ans que tu as disparu, et à l'époque tu étais SDF – s'il faut t'en croire, du moins, et là gît la difficulté ! Mieux vaut me borner à ce que j'ai vu de mes yeux, ou je risque de t'embrouiller avec tes propres boniments.

 

    Ils se seraient donc rencontrés à Montpellier, en 89, au Lycée Joffre, où elle était en seconde, lui en Terminale : 

 

nous avons eu une liaison l'année suivante, de juin à novembre. J'avais 16 ans, tu fus mon premier amant, et, faute de terme de comparaison je te prenais pour un bon coup ! […] Passons sur cette erreur de jeunesse, je serais bien surprise que tu m'aies été fidèle une semaine, mais il m'a fallu six mois pour te prendre en flag : chagrin très bête et très attendrissant (j'ai failli redoubler ma première !) et adieu ! […]

    C'est du Brésil (Manaús, précisément) que j'ai reçu en 92 ou 93, via mes parents, une lettre sinon repentante, du moins à peu près aimable. Amoureuse d'un autre (mon futur et actuellement ex-mari) j'étais disposée à l'indulgence, et nous avons correspondu un peu moins de deux ans. Ou tu habitais Manaús, ou tu te faisais renvoyer mes missives, j'ignore, en tout cas tu mettais plus d'un mois à répondre. SIIIIIIIII tu es amnésique (ce que je ne CROIS PAS : rappel !) tu sembles, du moins, n'avoir pas oublié le français ? SIIIII tu as passé deux ans au Brésil, tu devrais avoir des notions de portugais ? Une certaine connaissance du pays ? Les souvenirs personnels sont si étroitement mêlés à la culture générale qu'il ne m'entre pas dans la tête qu'on puisse perdre les uns en gardant l'autre… Passons.

    C'est encore du Brésil, selon tes dires et le cachet de la poste, que tu m'as annoncé ton mariage, et même invitée à y assister. Quoique tentée par l'exotisme, je n'avais pas la thune pour faire un tel voyage, et je me suis bornée à t'adresser de sincères vœux de bonheur. Neuf ans plus tard, tu m'as appris que cette union n'avait même pas été projetée, et que tu voulais seulement “voir ma réaction” – mais “appris” est un mot à risque en ce qui te concerne : qui sait si une charmante Josefina ou Amalia Quémans ne t'attend pas à Manaús ?

    Quelques années s'écoulent. Je me marie, moi, “pour de bon”, si l'on peut dire, en 95. En 97, j'“apprends” de diverses sources que tu t'es suicidé : ça me fait un choc (hommage ou femmage au passé) mais pas au point de me préoccuper de remonter les sources jusqu'à LA source. Tu as toujours affecté d'ignorer qui avait bien pu lancer ce bobard ; et moi j'ai ma petite idée à ce sujet. Je suppose que les “réactions” t'ont déçu, surtout qu'il était périlleux, pour le coup, de les solliciter directement ? Les cimetières sont pleins de gaillards irremplaçables, et pour ma part je ne prendrais pas le risque de faire semblant d'être morte, crainte d'avoir à me tuer pour de bon.

    J'ai épousé un fou, faut croire que c'était dans mon karma, et je fête le millénaire en divorçant : me voilà seule avec un boulot peu enthousiasmant et ma gamine, l'unique ration de bonheur durable que la vie m'ait réservée.

    Le 30 septembre 2002, à 9 heures du soir, on sonne à ma porte. “C'est Alain. Alain Quémans.” Un revenant ! J'exige une preuve, tu me la fournis, et te voilà ! Pour six mois, dont cinq d'enfer. C'est trop dire, peut-être, car tu n'es ni violent, ni obsédé sexuel, ni maladivement jaloux. C'est plutôt moi qui le deviendrais, car tu sais t'y prendre avec ma fille, tu l'amuses, elle t'admire et elle t'aime ! Mais c'est facile quand on a le temps. Or tu as tout le temps ! Rien à foutre de toute la sainte journée, et pourtant tu ne manques pas de fric, sur ce plan je n'ai pas de grief à formuler : je n'ai pas eu à te nourrir, tu as payé ta part, et même largement. Ta part de travaux ménagers, par contre, est plutôt légère, et l'argumentation irritante : ça ne te gêne en rien de vivre dans la crasse et de manger des sandwiches, donc… à bibi de nettoyer et de faire la bouffe en rentrant du boulot ! Typiquement masculin. Ton originalité n'est pas là.

    Le problème avec toi, c'est qu'on ne sait jamais à quoi s'en tenir. Tu affabules à plein temps, et l'on se demande si tu ne crois pas à tes fables. Seulement un beau jour, le soupçon s'installe, et il ronge tout dès qu'il est installé. Oh ! Tu t'arranges pour retomber sur tes pattes ! Tu as toujours raison. Mais que tu racontes tes exploits de la décennie ou ceux de la journée, il est impossible de te faire confiance : c'est précis, documenté, et l'on arrive rarement à te confronter à une contradiction avec les faits : une visite à un musée fermé pour travaux, par exemple… Seulement la mémoire (tiens !) n'est pas à la hauteur de l'imagination, tu oublies les trois quarts de tes salades à mesure, et quand on te les rappelle une semaine plus tard, on discerne comme un trouble et un effort, pas toujours couronné de succès. Et l'on ne dit rien, parce qu'on se heurte à la folie, qu'on a honte pour toi, et un peu peur.

    Primevère avalait tout : sept ans, et même dix, et même seize, ce n'est pas l'âge de la réception critique ! On n'a pas de critère de tri, et c'est pourquoi j'estime que c'est presque un crime de mentir aux enfants. Je ne cache pas que j'étais agacée de la voir baver des ronds de chapeaux devant toi, et que je jouais sans grand bonheur les rabat-joie, genre : “Mais mon chéri tu sais bien qu' c'est mêm' pas vrai”… Tu m'aliénais ma gamine : elle ne voulait pas entendre parler d'un autre que toi pour lui faire réciter ses leçons, te faisait des confidences qui m'étaient refusées, et quand nous sommes parties passer les vacances de Noël chez mes parents, elle a fait la gueule et compté les jours, alors qu'elle ne connaissait pas de plus grande joie jusque là. Elle était amoureuse, certainement plus que moi ! Et quoique ce fût bien pratique d'avoir quelqu'un pour la mener à l'école, et que je n'aie rien observé d'équivoque de ta part, je n'étais pas tout à fait tranquille quand je vous savais ensemble. Parce qu'on ne peut s'empêcher de concevoir la folie comme un tout. Quand quelqu'un déraille, savoir jusqu'où il peut dérailler ? Il n'y a pas de si hautes murailles entre inventer un homicide (tu n'es pas allé jusque là, mais tu nous as relaté des velléités à l'extrême bord de la réalisation) et le commettre, et par moments je te croyais capable de tout. 

    Au fond c'est moins les mensonges qui m'effrayaient que les vérités qui se dissimulaient derrière. Encore actuellement je me demande si tu n'avais pas deux ou trois ménages simultanés dans Paris, et même ailleurs, puisqu'il t'arrivait de t'éclipser pour trois jours. Qu'en était-il vraiment de toutes ces plages noires ou multicolores de ton passé ? Du Brésil, du Maroc, du Tibet, de l'Inde, du Japon et de l'Afrique noire ? Des monastères, des ermitages et des camps de seringueiros ? Il me semble qu'on pourrait s'en faire une idée plus juste en consultant les registres d'admission aux hôpitaux psychiatriques… En tout cas, je n'ai souvenance de séjours ni à Perpignan ni en Guyane. Mais le Brésil n'est pas loin… Que tu aies fini par t'y perdre toi-même, ce n'est pas absolument inconcevable, et l'on frissonne un peu quand on y pense.

    Peut-être ne cherchais-tu qu'une crèche pour l'hiver : tu es parti le 1er avril 2003 (une date choisie !) pour un “petit voyage” enveloppé de mystère. Quelques jours plus tard, tu m'as écrit, de Toulon (??? c'était un mail) que tu ne comptais pas revenir : pas une grosse surprise. Je savais que tu n'aimais ni moi ni Primevère ni personne sans doute, tu es carrément infirme de ce côté-là : si tu t'aimais toi-même, tu n'éprouverais pas le besoin de te travestir sans cesse. […] A la mi-juin, tu m'écris que tu as fait le test HIV, que tu es séropo, que tu ne “m'accuses pas” (!!!), mais que je ferais bien de vérifier… Et je gobe ! Je te connais, pourtant, mais je gobe, parce que “je ne vois pas l'intérêt”. De la santé mentale comme handicap… Et surtout que je ne t'ai donné aucun sujet de me faire passer par des transes pareilles… Une semaine sans sommeil, puis test négatif, j'étais tellement préparée au pire qu'il a fallu me le répéter trois fois ! Je t'en informe, tu t'en réjouis hautement, en affectant une noble indifférence à ton propre sort… Et puis tu replonges. Malgré soi on s'inquiète, quand on n'a pas, comme toi, subi l'ablation du cœur à la naissance. Je ne dis rien à Primevère, qui a vite cessé de me harceler de questions, mais peut-être n'en pense pas moins… Début août, je retourne aux nouvelles… et reçois un mail intitulé “Oups”, m'expliquant que tu avais fait le coup à “tous tes amis et connaissances” pour “faire germer un roman dans le terreau du réel”, sic, que “ça n'a rien donné”, et que, “comme ça n'avait pas eu l'air de [me] faire un bouton”, tu avais “oublié de me détromper”. Bref, tu n'es pas séropo, et tu as toute ta tête ! Tu vois, c'est drôle, ça ne m'amuse toujours pas. En tout cas j'ai laissé tomber, et tu ne m'as pas relancée, conscient peut-être, pour une fois, d'avoir été un peu trop loin ? La récidive t'a quand même pris deux ans…

    Je n'ai pas besoin de toi, tu ne m'intéresses pas, et tu me fais peur. Je ne désire pas te revoir, non, pardon ! Je désire NE PAS te revoir. Je n'ai pas de thune de reste, mais si tu es à la faim, je peux t'en expédier – un peu. Désolée d'ignorer où sise est ta banque, tu ne recevais ni relevés de comptes ni aucun courrier à la maison, sinon par Internet, mais j'ai oublié les adresses, et n'ai jamais connu tes mots de passe. Je n'ai aucune notion de ce que tu as pu fabriquer depuis ton départ, sauf que tu as dû rendre visite à Scrève, notre ex-prof de latin (asinus asinum fricat), dans la chaumière où il s'est retiré, en Lozère, mais je doute qu'il t'ait supporté aussi longtemps que moi.

    Sur ta parentèle, tu es toujours resté fort laconique. […]

    Des compagnes, tu as pu t'en offrir en quantité, ça ne coûte pas cher. Mais pour ma part je ne connais que celle avec qui je t'ai pincé autrefois, et quelques autres, juste de vue. Je te suspecte fort d'en avoir invité au moins une chez moi pendant les vacances de Noël 2002, mais tu n'as pas avoué. Pur gay, non, mais bi, ça ne me surprendrait pas, vu que tu es plutôt du genre passif dans l'étreinte, et qu'au fond ces choses-là ne te passionnent pas. Là aussi, tu fais semblant, et c'est court, très court !

    En voilà assez, en voilà trop. J'espère avoir écarté l'accusation de psychorigidité. Mais sois sûr que ce n'est pas par peur des gendarmes, auxquels je n'ai rien à cacher; et je te conseille fermement de ne plus compter sur ma psycholabilité.

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