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Inventaire avant liquidation

[Mauvais procédé, 1]

23 Septembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #45 : Cacatalogue IV : Pour en finir avec la fin

CACATALOGUE DEUX

 

Pour en finir avec la fin

 

    L’entreprise de chahuter certains mythes de la mort n’est pas absente de cet à-peine-livre, mais elle rougirait d’en constituer le propos. Alors, un recueil d’inachevés? Pas exactement. Je laisse à la postérité le soin de rassembler mes fausses couches, et si je lui facilite la tâche, depuis quelques jours, en leur réservant un blog spécial, c’est dans une pure perspective de sauvegarde, ma bécane, en dépit d’une réfrigération intensive, émettant des borborygmes inquiétants. Il reste cependant exact qu’il ne s’agit pas d’une œuvre, organiquement parlant, et que le seul lien initial entre les quatre textes hétéroclites que chapeaute ce titre provisoire consiste en leur statut “transitionnel” : ils ont tous été écrits entre mes deux prolifiques sabbatiques de 95-97 et ces treize ans de retraite, seigneur! treize ans accomplis, qu’il me semble rétrospectivement avoir passés à tripatouiller les chiffres de production, pour “compter” deux ou trois resucées des mêmes morceaux – vice auquel le présent Cacatalogue pose comme un point d’orgue – salement étiré. Dire que je compte encore sur lui pour me renouveler l’inspiration! Il faut avoir la foi chevillée à la dépression! Allons, chut, chut : refuser toute créance à cette “maladie” est un élément constitutif de notre profil : contentons-nous de la tristesse ou de l’acedia, dont le fundamentum in re n’est pas exclu.

    C’est en tout cas pendant le triste congé pour dépression qui servit de prélude à la retraite qu’ont été écrits ces trois derniers textes, À petit feu, 2034 et Pro ultima domo ; le premier, Mauvais procédé, commencé à Pontch’ et achevé en Guyane, n’est pas trop mal nommé, si l’on tolère cette foutue manie de dénoncer ce qu’on devrait corriger ou détruire; mais relisons-le d’abord : après treize ans de placard, il peut nous réserver des surprises.

 

    Ne serait-ce qu’un survol de ma collection de vengeances avortées, je ne me risquerais pas à l’entreprendre : fastidieux pour vous, humiliant pour moi. J’ai beau me confiner dans l’existence la plus restreinte possible, il faut bien sortir de temps en temps le nez de sa carapace, et deux fois sur trois, c’est pour effacer une croquignole. Suis-je plus sensible aux coups qu’un autre, les attiré-je à force de les redouter, ou constitué-je une proie privilégiée parce que je m’arrange pour être étranger partout? Un peu des trois, sans doute, et pas mal du reste; en tout cas, je suis ébahi en permanence de l’agressivité des gens que je rencontre, de l’impudeur tranquille avec laquelle ils font passer leurs intérêts avant les miens, qu’ils ne semblent même pas notifier, de l’efficacité dont ils font preuve chaque fois qu’il y a conflit : j’ai toujours raison, et je me fais toujours baiser. On me vend des fruits gâtés, des conserves botuleuses, des livres incomplets, des appareils qui ne démarrent pas, des services non rendus, mais payés d’avance, et jamais remboursés; les proprios gardent les cautions, arguant de dégradations fantasmagoriques; dans les bureaux, quels qu’ils soient, j’attends : on me renvoie d’un rond-de-cuir à l’autre, et j’ignore s’il faut donner la palme à leur incompétence ou à leur mauvais vouloir, mais je ne me souviens pas qu’on ait fait droit à aucune de mes justes requêtes; chez le toubib ou chez l’épicier, je passe le dernier, ou plutôt ne passe pas, car dès l’ombre d’une discrimination je prends noblement la porte, pour rester malade ou affamé. On supposerait à tort que j’encaisse sans jamais protester; mais ma résistance se borne d’ordinaire à priver de moi les offenseurs, privation probablement inaperçue d’eux, et qui ne laisse pas, parfois, de me mettre dans l’embarras : quand tour à tour les cinq boulangers du patelin m’ont refilé leur baguette rassise, je doute qu’ils remarquent le boycott dont leur boutique est l’objet; pour moi, en revanche, il me faut me passer de pain, changer de résidence… ou oublier l’avanie, après quoi il ne resterait plus, pour regagner la sérénité, qu’à oublier cet oubli, mais là la machine se bloque : je ne me tiens pas quitte si facilement; et l’exécration passionnée que je voue aux insolents et aux arnaqueurs, procède moins, comment m’y aveugler? de leur injustice que de leur succès et de ma faiblesse. Je suis un lâche, une merde, je ne renâcle pas trop à me l’avouer dans l’intimité, mais il m’est intolérable… que ça se voie? Pas si simple, car il suffirait de jouer le dédain, qui du reste, la plupart du temps, est là aussi : l’addition des billets volés et des outrages gratuits, de ces queues de poires et oreilles d’ânes, sur une vie, ne donne pas un total considérable, les quatre membres tiennent bon, les trois repas itou, et il m’arrive de me susurrer complaisamment que le jour où je serai vraiment lésé, on verra de quel bois je me chauffe… Hélas, n’est-ce pas tout vu? est-ce que ces soirs consumés à pleurer de haine, le malaise constant, la peur de tout, le mépris de soi qui m’habitent ne constituent pas un préjudice suffisant pour requérir représailles? C’est trop dire qu’elles avortent : je me contente de les rêver. Mais comment rêver encore, quand la super glue sèche dans son tube au lieu d’encoller les serrures des trouducs, quand les clous destinés à leurs pneus rouillent au fond de l’atelier, quand les adresses d’armes à feu clandestines crèvent comme des bulles, quand on commence à comprendre qu’on n’étripera personne, qu’on n’incendiera nul chalet, qu’on est taillé pour encaisser les baffes et se faire écraser les nougats en portant comme une croix le fantasme d’un soi-même qui se ferait respecter, et, qui sait? en admirant secrètement les cogneurs, en ne regimbant que pour la forme contre un honteux consentement à la passivité? Qui qu’un fol, assuré qu’elle ne se réalisera jamais, pourrait encore se réfugier dans une rêverie?

    Ce samedi-matin-là, j’étais pressé : un camion m’avait livré la veille un réfrigérateur détraqué, dans un carton plein de trous et de bosses que… Les avais-je vus? Je voudrais au moins ne pas me mentir, c’est toute l’encombrante dignité qui me reste… Voyons… « Signez là »… Si j’avais pu me préparer… Mais combien de fois déjà suis-je monté au feu avec le conditionnement requis, après des répétitions sans nombre, qui se sont avérés pur mirage à la minute de vérité et de débandade où je mettais la main au portefeuille, ou dans celle d’un ignoble que j’aurais dû souffleter – et sans même l’excuse, notons-le, d’être particulièrement malingre ou douillet! Ce frigo, je n’ignorais pas qu’il fallait y jeter un coup d’œil avant de parapher le papier rose “reçu conforme et en bon état”, mais le camionneur était en retard… Même pas, c’est plus grave : il ne semblait pas supposer que je pusse concevoir un projet aussi extravagant que celui d’ouvrir l’emballage pour vérifier le fonctionnement de l’appareil, et braver cette incompréhension, faire valoir ma perception au risque d’une réaction de rejet, affirmer une personnalité inattendue, proclamer : « Je suis un autre que celui qui t’arrange » me glaçait les moelles au point que, dans le brouillard, l’éventualité d’une avarie m’apparaissait préférable. Faible, du reste, l’éventualité! Après tout, ils ne sont pas là pour esquinter la marchandise… Bref, je ne saurais dire au juste quoi m’avait impressionné la rétine, il est trop facile rétrospectivement d’inventer ou de censurer des pressentiments, mais il reste constant que je n’avais pas voulu voir; dès que l’homme eut tourné les talons, les traces de chocs me crevèrent les yeux : pot pourri d’angoisse et d’indignation; et résigné déjà, résolu, pour peu que ça fonctionnât, qu’on sentît un peu de fraîcheur à l’intérieur, à passer l’éponge sur les outrages à l’esthétique… La porte, faussée, bâillait; les étagères étaient instables; le moteur démarra avec un bruit de chantier : même s’il réfrigérait, il fallait renoncer à toute conversation dans la cuisine… Vous l’avez compris, je suis coutumier du fait, mais ça ne m’aguerrit pas, bien au contraire : goutte à goutte, l’eau du mépris de soi monte dans le vase… Il était tard, je me couchai les reins brisés, avec deux somnifères; m’éveillai tard, samedi, et les formules d’une lettre recommandée flamboyante venaient mal, de sorte que je n’en posai le point final que vers onze heures et demie : la poste la plus proche, distante de vingt bornes, allait fermer; la gifle de janvier faisait douter de l’utilité d’un frigo, l’asphalte scintillait de verglas; je pénétrai dans ma bagnole, toutes serrures bloquées, par le hayon, et bombai, au risque du valdingue : on aurait dit qu’il me manquait une catastrophe, pour ramener à de justes proportions la déception de la veille; mais sans avoir réussi à heurter la falaise ni à choir dans le ravin, j’atteignis le parking de la poste à midi moins une. Ma porte, maçonnée par le gel, résista; je poussai, un peu fort? Elle alla percuter, avec la vigueur d’une plume de colibri sur une fleur d’hibiscus, l’aile du véhicule voisin, d’où jaillit, comme je gravissais déjà le perron, un sanglier hirsute qui me traita de con. « C’est rien! Faites pas chier, je suis pressé! » Et la lettre partit de justesse.

 

    N’allons pas nous étonner que ce portrait d’un lâche soit resté si actuel : le modèle hélas n’a pas changé, et, depuis une cinquantaine d’années que je me scrute pour me dépasser, avec le succès que l’on sait, il paraît un peu surprenant que je puisse m’obstiner à refuser le mol oreiller d’une différence d’essence – enfin, pas si mol, s’agissant d’une infériorité. Ce qui gifle aussi, c’est à quel point tout cela paraît déjà lu… mais ça discrédite moins l’incipit de ce conte que les duplicata plus ou moins littéraux qui l’ont suivi… Cet « Un peu des trois, sans doute, et pas mal du reste », combien de fois encore a-t-il servi? « J’ignore s’il faut donner la palme à leur incompétence ou à leur mauvais vouloir », « Ma résistance se borne d’ordinaire à priver de moi les offenseurs » « L’exécration passionnée que je voue aux insolents et aux arnaqueurs, procède moins, comment m’y aveugler? de leur injustice que de leur succès et de ma faiblesse. », « Qui qu’un fol, assuré qu’elle ne se réalisera jamais, pourrait encore se réfugier dans une rêverie? » Au vrai, je ne sais pas pourquoi je relève ces formules : tout me fait mal au cœur, mais va mesurer là la part de la répétition, et celle de la veulerie de battre sa coulpe au lieu de réagir?

    Le “sanglier”, Médecin de son état, attendait le narrateur au sortir de la poste, avec, en guise de “témoin”, un de ses patients; il agite la menace des gendarmes (“Délit de fuite”), pas si futile dans un coin de campagne où ils n’ont strictement rien à faire, se plaint du temps perdu, attend manifestement une compensation pécunaire… et le triste héros, au lieu de reprendre noblement le volant ou de coller une pêche dans la gueule de son antagoniste, comme un “homme normal”, consent enfin à remplir un constat “amiable” pour une “infime trace de peinture”. Je ne sais si l’anecdote sonne authentique, mais hélas, elle l’est, et les rêves de vengeance itou, bien que je n’aie jamais entendu reparler de cette affaire. Place donc à la fiction :

 

Nous nous séparâmes les dents serrées; je supputais déjà que cette grotesque historiette faisait le beurre de mon assureur : pour un débours minuscule, il allait me flanquer un malus qui ne se dégonflerait pas avant de longues années : j’enrageais; non de les lâcher en soi, car les pertes s’enfoncent très vite dans le passé, et je n’en sens pas deux jours le déboire; mais les lâcher, en ce monde où toutes qualités sont éclipsées par le profit, c’est avoir le dessous, la seule tare que l’homme de notre temps ne se pardonne pas, la seule que condamne sa seule vraie morale. Je l’ai trop dit, je n’en étais pas à mon coup (sur la tronche) d’essai; mais celui-là passa d’autant plus mal que le coût de l’opération surpassa de beaucoup mon attente : cet accident de parking me privait d’un voyage, ou de vingt gueuletons, ou de cent livres : pardonner, c’était lâcheté pure, et me venger relevait du devoir. Mais me venger… comme d’habitude? J’épuisai vingt plans, du classique au saugrenu, parfaits dans un roman, perclus de failles dans la vie; le nom, l’adresse, la profession, la bagnole surtout m’étaient connus; mais que faire de ça? Une agression au domicile s’avérait pleine d’aléas, je n’étais pas outillé pour; me casser le nez sur des volets d’acier, me faire croquer le cul par un molosse, ou me voir mis en demeure d’égorger une famille nombreuse, et en prime passer à l’ombre le reste de mon existence, ces éventualités méritaient réflexion. Aller de nuit sucrer son réservoir ou lui crever les pneus? Minable monnaie d’une trop grosse pièce; au surplus, l’enfoiré, attendu son statut social, devait disposer d’un garage, et l’objet des représailles attirerait sur moi les soupçons : qui a souffert par sa caisse se vengera sur la caisse… Pour rester vainqueur, il importait de n’être pas pincé. Ah, le comte de Monte-Cristo, lui, savait tout : on l’aurait informé de bévues de diagnostic, de malades inguéris et rancuniers sur lesquels détourner l’attention. Hors de doute qu’un casse-couilles pareil n’avait pas piétiné que les miennes… Mais je ne savais rien, et glaner des tuyaux, c’était quêter, à mon encontre, la suspicion. Il importait d’abord de laisser couler l’oubli. On dit que la vengeance se mange froide : soit, si l’on entend par là qu’il n’est pas prudent de s’y attabler à chaud; mais que reste-t-il alors du plaisir qu’on n’en aurait tiré? D’autres outrages, d’autres salauds nous sollicitent…

    Le grand art est de savoir transposer : au bout de l’an que je m’étais accordé pour endormir les gendarmes, j’avais évidemment usé mon ressentiment; un autre pignouf le réveilla, indirectement, que je devais à son tour épargner quelque temps pour d’identiques raisons; mais pour y croire encore, c’était bien le moins que je misse à exécution mes projets refroidis, que ce toubib d’où s’était retirée la colère, mais qui grevait encore mon budget, passât à la casserole en guise de hors d’œuvre : quelle corvée!

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