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Inventaire avant liquidation

[2034, 1]

29 Septembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #45 : Cacatalogue IV : Pour en finir avec la fin

     2034 me paraît d’une tout autre envergure. Mais il sent tellement le fagot que si je l’ai fait précéder, dans ce recueil provisoire, de deux pannes (voire trois; mieux vaut passer sous silence La malle schlinguante, écrite des ans plus tard, et qui n’est hébergée ici que par charité… ou avarice), c’est surtout dans le but d’annuler l’audace de mettre au jour du virulent en faisant le nécessaire pour que personne ne lût jusque là! Surfais-je le péril? Ce brûlot a déjà passé deux ou trois ans sur mon blog Narcipat, où il n’a pas reçu vingt visites, dont aucune, apparemment, d’un dénonciateur. Mais, comme à chaque fois que je “publie” du subversif, j’en avais préalablement fait le nid avec de l’anodin. Je livre d’ailleurs la recette aux plagiaires : si vous rencontrez un texte que vous seriez fier d’avoir écrit, copiez-le tout simplement, et collez-le à la place d’une de vos vieilles merdes, ou de quelque classique avec lequel vous aurez occupé le terrain : vous décrocherez ainsi sans effort une antériorité de copyright – inattaquable, je l’ignore, les changements de virgules du dernier grouillot pouvant être archivés quelque part, mais suffisante en tout cas pour faire illusion à vos pas trop proches. Même manœuvre quand on veut passer pour Cassandre : prenez le résultat des élections de mai, et substituez-le à vos prédictions erronées de mars : ça marche à tout coup – et là, pas de procès à craindre : devin vous resterez pour l’éternité, ou du moins jusqu’à ce que le fournisseur d’accès mette la clef sous la porte.

    Ne daigne, pour ma part : mes prévisions pour 2034 n’ont pas changé depuis 2002, et dans l’ensemble elles n’ont pas trop à rougir devant celles de mon illustre devancier – étant bien entendu qu’il est assez idiot de comparer le monde tel qu’il est ou croit être avec ce qu’Orwell ou Huxley redoutaient qu’il ne devînt, tirant la sonnette d’alarme et donnant large part à la satire. Il y a pas mal de points de détail sur lesquels on peut d’ores et déjà affirmer que je me suis trompé, faute de prévoir les innovations (Loup possède, sur une étagère, l’équivalent en CD rom de douze biblis d’antan, mais aussi une bonne collection de CD audio, qui vont bientôt disparaître, il peut vider son compte en banque et retirer n’importe quelle somme en liquide, Internet est engorgé à certaines heures, etc), mais il est aussi quelques assertions délibérément exagérées, comme les dix ans de taule que risqueraient les nég’ depuis 2015, et tout le texte peut être lu comme un “Gare!” semi-satirique, bien que ma sonnette d’alarme retentisse dans une balle de coton, le dépit que ça me cause étant compensé par les ennuis que j’évite et la sérénité du caveau.

    Le défaut majeur des décadences fictives est en général de prendre la suite qu’on imagine logique des dégradations constatées, alors que le réel choisit le plus souvent des voies imprévues. Mon monde de 2034, un monde de la décroissance, déclenchée par l’épuisement des énergies fossiles, avec enchérissement et limitation des voyages, avec sa France bientôt “conquise grâce au ventre de nos femmes” (dicitur Boumediène dixisse, mais où? quand? Denis s'est employé en vain à “sourcer” ce propos) et en passe de basculer vers la république islamique, monde où l’école publique, à force de pédagogie, serait devenue une pure et simple garderie, usinant des crécitoyens autosatisfaits, me paraît banalement vraisemblable, et le 2034 réel, qu’après tout je pourrais voir dans moins de vingt ans, si la vie et la vue (de nouveau menacées, semblerait-il) consentaient à durer, présentera très probablement un aspect tout différent. À l’heure qui sonne, il est difficile d’imaginer que notre siècle débouche sur une répartition plus équitable des revenus incluant les 10, 1, 0,1, 0,01% des plus riches, celui qui n’a presque rien étant programmé par la télé pour la préservation de ce presque, et pour ne penser qu’à ses quatre sous. En revanche, la presse a beau s’époumoner à nous présenter les multimilliardaires multinationaux comme nos talentueux et bienfaisants sauveurs, elle n’a réussi pour le moment qu’à se discréditer elle-même. Mais laissons cela, puisque 2034, loin d’afficher des prétentions à “comprendre l’empire”, se focalise sur le tabou par excellence de notre temps, le problème juif, ou plutôt celui de la domination d’une poignée de Juifs sur l’Occident, partant sur le monde entier, en l’état des forces en présence.

    Loup Dardenne, prof d’histoire-géo au lycée Vidal-Naquet, a la stupeur, au retour d’une semaine de vacances, de tomber, au milieu du flot de réclames des margoulins, des AL (À lire) et des ALA (À lire absolument… en classe, s’entend) émanant du Rectorat, du Ministère, voire du Conseil régional ou de la Mairie (j’ai été bien timide, ce me semble, de n’imaginer pas d’ALA d’entreprises privées!), sur un message inattendu… émanant, soi-disant, du B’naï Brith : “Camarade, Nous croyons devoir vous prévenir que vous êtes désormais porté au fichier de l’Internationale Noire, et que tout dérapage sera sanctionné à l’avenir.” Sueurs froides et chair de poule! « Quel con avait pu? Loup s’aperçut qu’il sucrait comme un vieillard. Un ami, ou qui se classait tel? Il eut vite fait de les passer en revue : pas un ne se serait permis, d’autant que ce poulet datait de six jours : un pote aurait démenti depuis longtemps. Un élève? Hypothèse pour mémoire : il aurait fallu qu’il cachât bien son jeu : en l’état du crétinisme, un tel courriel exigeait au moins le niveau licence. Loup d’ailleurs ne leur avait donné aucun sujet de douter de son orthodoxie, tu parles! […] l’hypothèse d’une provocation ne pouvait être écartée à la légère : fallait-il donc transmettre aux flics? À l’idée d’attirer l’attention sur lui, de bâtir sa ruine sur une blague, il frissonna derechef : non, il n’aurait pas pris connaissance, c’était tout simple. Sur 337 en salle d’attente, une négligence est pardonnable.

    Mais tu parles d’une blague! Son incongruité sautait aux yeux, et les conjectures cédaient en rang de quilles : la seule qui tînt, hélas! fleurait sinon l’internationale noire, que Loup ne pouvait avaler, du moins la manifestation musclée mais discrète de quelque frère-en-écœurement… bien informé? C’était toute la question. Loup se savait d’importance nulle, et sa lâcheté, tristement assumée, le rendait inoffensif. Mais ils avaient besoin d’ennemis, peut-être raclait-on les fonds de tiroirs? Si un dissident avait pu repérer sa dissidence intérieure, à plus forte raison l’internationale jaune, cet Argus aux millions d’yeux… » On dirait bien que notre homme patauge dans la théorie du complot! Il finit par se demander si l’on n’aurait pas remarqué et dénoncé la forte aumône qu’il a faite, quelque temps plus tôt, en plein centre-ville, à un collègue viré pour antisémitisme et devenu clochard. « Allons, c’est de la parano! On n’exerce pas une telle surveillance, il faudrait que tous collaborassent, et à quoi bon? L’horreur de notre temps n’est pas le flicage, mais qu’il y ait si peu à fliquer… »

    Peut-être, mais le flicage n’est pas négligé pour autant…

 

    Une quinzaine s’était étirée sans nouveau message quand Loup fut convoqué toutes affaires cessantes chez le proviseur, ganache diplomate qui ne croyait à rien, surtout pas à l’enseignement, et qui, mis en présence de Créon et d’Antigone, aurait soupiré : « Voyons! C’est un malentendu! » De la part d’un tel être, le moindre soupçon de raideur inquiétait.

 « Je sais, je sais que vous avez cours, Monsieur Dardenne, je sais ce que je fais : c’est une affaire délicate, et qui ne souffre aucun délai, si nous voulons éviter qu’elle aille plus loin… Je suis persuadé qu’il s’agit d’un malentendu… Voyons… Vous étudiez la seconde guerre mondiale avec… les Terminales, c’est ça?

– Mais… pas encore. Dans une bonne semaine.

– Ah? On m’a dit pourtant… Enfin, certains de vos collègues l’ont abordée déjà…

– Les cours des collègues ne constituent pas une loi.

– Mais vous formez une équipe! La concertation serait-elle un vain mot pour vous?

– Quoi qu’il en soit, la progression chronologique est la même pour tous. Nous ne sommes pas encore tout à fait des automates. La seconde guerre se déclenchera à son heure. Pas d’inquiétude, elle est au programme dans toutes les classes.

– Dois-je comprendre que vous le désapprouvez?

– Je n’ai rien dit de tel, et je vous serais obligé de ne pas me prêter cet avis.

– À Dieu ne plaise!… C’est juste votre ton… Mais bon. Vous n’avez pas parlé d’Hitler en Terminale?

– Bien sûr que si. Nous sommes en pleine montée du nazisme. Je veux dire…

– Oui, j’ai compris. Eh bien, en un mot, voilà : on m’a rapporté que vous auriez été… élogieux.

Élogieux?

– Remarquez bien que je n’en crois rien! Mais la femme de César… Vous connaissez ça! Il faut tirer l’affaire au clair tout de suite. Celle d’il y a deux ans a fait beaucoup de mal à l’image du lycée, et il serait fâcheux qu’on croie…

– Écoutez, Monsieur le Proviseur, ne confondons pas les dates! Je présenterai la Shoah comme il se doit! Pour le moment, Hitler, parvenu démocratiquement au pouvoir, a une immense majorité avec lui; dans une Allemagne exsangue, il a donné du travail et du pain à tout le monde…

– C’est ce que vous dites en cours?

– Pas en ces propres termes; mais c’est la simple vérité.

– Enfin, le nazisme est le mal absolu! Vous êtes bien d’accord?

– Cette notion de mal absolu me paraît aberrante, et surtout pernicieuse, quand on la loge dans un passé révolu…

– Révolu, il vous plaît à dire! Vous lisez les circulaires, j’espère?

– Bien sûr.

– Vous avez pris connaissance de celle-ci, qui date d’hier? Plus que jamais, nous devons être vigilants… Il ne s’agit pas du passé!

– Pas encore, mais j’en ai lu dix identiques depuis septembre.

– L’essence de l’enseignement, Monsieur, c’est la répétition! Je suis désolé de devoir insister, mais vous avez l’air de désapprouver! N’oubliez pas que ce que nous savons, nous, vos élèves l’ignorent!

– On pourrait plutôt craindre qu’ils ne sachent que ça.

– S’ils ont appris ça, comme vous dites, à l’école, ils n’auront pas perdu leur temps! Il nous est régulièrement précisé, et à juste raison, que c’est l’essentiel : comment vivre en communauté avec les autres, en se gardant des extrémismes…

– De toute façon, tous les sujets de bac portent là-dessus… Mes élèves n’ont pas de pires résultats que les autres, que je sache?

– Le bac! Le bac n’est pas tout! L’essentiel, c’est la formation du citoyen!

– Oui.

– Vous lisez les ALA en classe?

– La plupart.

– Il faut les lire toutes! Et je pense que même les AL… Vous assurez l’instruction civique, ce travail vous incombe au premier chef!

– Mais je le fais! Je le fais! Je suis payé pour ça! Quant à l’éloge d’Hitler, c’est une simple ânerie! On ne peut pas prendre argent courant n’importe quelle dénonciation!

– Le problème, c’est qu’il y a beaucoup plus grave… »

    Le Débris invita Loup à se pencher vers l’écran… Composition française… Caroline… Oh non! Deux!

 « Vous n’avez jamais vu ce devoir? Je vous l’enverrai… Lisez… tenez, ce passage. »

    Quelle différence entre la discrimination “positive” et la discrimination “négative”? Si on “pistonne” Dupont, Durand n’a pas la place! Est-ce qu’il n’est pas curieux qu’un peuple qui fait 1% de la population occupe 50% du journalisme et de la littérature? Et si on me répond qu’ils sont “plus doués” pour ça (et les autres pour ramasser les poubelles, sans doute) je voudrais bien savoir qui est raciste.

    Caroline! Mais tu es folle, ma pauvre chérie!

 « Je suis… consterné.

– Et vous n’avez pas tout vu… Attendez… là : »

    Tant qu’il y aura une vérité d’État, il est impossible de croire un mot de ce qu’on nous raconte sur la guerre de 39-45.

 « Mettons que c’est le pire… Vous lirez le reste à loisir… »

    Était-ce bien?… Oui, la voix du vieux con se chargeait tout à coup de pitié.

 « Vous comprenez bien, Monsieur Dardenne, que des affirmations ou des questions oratoires de ce genre vous coûteraient très cher en justice…

– Mais… C’est pas moi…

– Je veux le croire; mais c’est vous, en tout cas, qui paieriez l’amende; et vous n’ignorez pas qu’elle serait salée!

– Vous avez… transmis?

– J’y étais bien obligé, dès lors que votre collègue m’a montré ce devoir; et lui-même ne pouvait pas le rendre sans m’en référer, vous comprenez bien! Nous ne sommes pas tout seuls! Vous remarquerez d’ailleurs qu’il a évité le mot “antisémitisme” dans son commentaire, dur, certes, mais… assez délicat. Du reste, “Juif” n’apparaît pas dans la copie; mais vous me concéderez que c’est transparent?

– Hélas oui. Il date de quand, ce devoir?

– Trois semaines, un mois… Je ne vous cache pas qu’on a trouvé ce document préoccupant, et qu’on m’a demandé de mener une enquête discrète…

– Une enquête?… Sur ma fille?

– Et sur vous, sur l’état d’esprit des élèves… On craint une rechute de peste brune…

– “Peste brune”, c’est tout de même raide…

– Discrimination, négationnisme… Ne jouez pas sur les mots! Votre fille est mineure, on a fait preuve de beaucoup d’indulgence à son égard; mais un autre écart ne sera pas toléré, et elle devra répondre de ses écrits… Il faut absolument que vous lui expliquiez ce que sont le nazisme et ses victimes. Un prof d’histoire, tout de même! Et cette enfant est douée…

– Voyez-vous, je ne me doutais de rien…

– Et ne vous attardez pas trop sur l’avant-guerre! Ça peut donner des impressions fausses… Ils verront ça en Fac!

– Oui.

– Autre chose : vous avez fait une demande de billet pour la Grèce?

– Oui.

– Vous la croyez opportune, attendu les circonstances?

– Mais…

– Je ne songe pas à vous priver de votre billet! Mais vous comptiez bien emmener Caroline à Athènes?… Vous ne croyez pas qu’une autre destination?… Auschwitz, par exemple?

– Hein!? Mais elle y est déjà allée trois fois!

– Des voyages scolaires, Monsieur Dardenne! Rien n’est approfondi! Vous savez bien que les élèves ne pensent qu’à s’amuser : qu’ils aillent ici ou là, à peine si ça laisse des traces. Tandis qu’un bon mois en Pologne, avec vous, son père, pour lui expliquer tout par le détail, si ça, ce n’est pas une thérapie…

– Je crains qu’elle ne soit contre-productive…

– Ah!  Écoutez, c’est à vous de vous arranger! 

– Mais moi non plus, je ne connais pas encore la Grèce! J’ai tout de même 45 ans…

– Vous irez l’an prochain! Elle n’est plus au programme, de toute façon… L’essentiel, c’est tout de même de ne pas perdre votre gagne-pain.

– On en est là? C’est si grave que ça?

Préoccupant, il me semble vous l’avoir dit! Moi, comprenez-moi, il faut que je puisse faire état d’un témoignage de bonne volonté… Si la Pologne ne vous dit rien, pourquoi pas Israël? En lui laissant la bride un peu longue… Une petite idylle avec un gars du pays, ça aurait peut-être plus de poids que la parole du père!

– Je… suis obligé de vous donner une réponse immédiate?

– Non, mais ne tardez pas. Demain, mettons? Il faut que je montre patte blanche pour vous deux, ou c’est à moi qu’on demandera des comptes… Mon travail n’est pas facile, vous savez… » 

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