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Inventaire avant liquidation

[Un désir de distinction indifférencié?]

22 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #37 : Ma Vocation

MA VOCATION

 

« Dans ma jeunesse, je n'ai jamais, jamais, désiré écrire. Non, je ne me suis pas levée la nuit en cachette pour écrire des vers au crayon sur le couvercle d'une boîte à chaussures! Non, je n'ai pas jeté au vent d'ouest et au clair de lune des paroles inspirées ! Non, je n'ai pas eu 19 ou 20 pour un devoir de style, entre douze et quinze ans! Car je sentais, chaque jour mieux, je sentais que j'étais justement faite pour ne pas écrire. Je n'ai jamais envoyé, à un écrivain connu, des essais qui promettaient un joli talent d'amateur; pourtant, aujourd'hui, tout le monde le fait, puisque je ne cesse de recevoir des manuscrits. J'étais donc bien la seule de mon espèce, la seule mise au monde pour ne pas écrire. Quelle douceur j'ai pu goûter à une telle absence de vocation littéraire ! »

(Colette, Journal à rebours)

 

     Écrivain-né? Et pourquoi pas, ô disgrâce, mauvais écrivain-né? Et mauvais, qui sait, parce que trop, et exclusivement écrivain? « J’écris que j’écris que j’écris » est un message peu captivant. Cette cuisine ne plaît que dans l’interstice; à ces gens qui n’ont rien d’autre à raconter que leurs démêlés avec la syntaxe et la genèse de leurs motivations, je préfère mille fois ceux qui n’auraient jamais songé à tracer une ligne si l’on ne les avait foutus à la porte, exilés ou emprisonnés, et qui disposent de matière à mettre en forme, parce qu’ils ont commencé par vivre à part entière, et pas entre guillemets. Je ne me lirais pas, si j’étais un autre. Ah bah : si j’étais un autre, je lirais autre chose que ce que je lis, étant moi. En ça mon espérance!

     Sainte Vocation, je te salue! Savoir si celle d’autrui?… de tous ceux qui, à les en croire, privés de stylo, en seraient morts? À la mienne en tout cas, je ne crois pas plus qu’à mes amours, gardant trop présent le souvenir d’un temps où le désir de distinction était indifférencié, et où je n’aurais pas craché sur la science, ou le sport, ou la scène. Je me voyais acteur, pas jeune premier, je n’osais pas, plutôt dans les rôles de traître ou de bouffon, et comme il n’y avait pas cohue pour lire en classe, ou pour les saynètes de fin d’année, je m’y taillais la part du lion. Ça m’a passé à l’adolescence, quand l’exhibitionnisme s’est fait sournois, mais il m’en est resté la conviction que les “grands acteurs” sont de grand imposteurs, que le destin les désigne au doigt mouillé, et qu’il n’est presque personne, parmi les gens qui se promènent, qui n’en ferait bien autant que Jouvet, Serrault ou Nicholson. Ce qui signifie d’abord, peut-être seulement, que moi, je les eusse égalés sans difficulté, et que leurs performances les plus célébrées ne m’épatent pas. D’ailleurs, si je n’ai pas appris grand-chose à mes élèves, à force justement d’accaparer les planches, sans doute persisté-je en revanche à penser que ces vingt ans d’one man show passaient la rampe, et qu’il est bien dommage que leurs greatest hits n’aient pas été filmés. Mais être reconnu comme histrion m’aurait-il colmaté les brèches? J’en doute : mettre son moi au service du personnage ou du texte d’autrui! Au fond, ça m’a d’emblée paru un pis-aller : jouer l’Argan de Molière ne saurait combler que si l’on est Argan, Molière ou les deux. D’ailleurs, tous se valant, et la grâce physique comme l’héritage m’étant refusés, il aurait fallu se battre! Clamer en clair : « J’en vaux la peine », sachant que seule la clameur vaut droit? Pas mon truc. N’empêche que cette vocation-là a précédé l’autre.

     Le sport, je ne le cite que pour acquit et mortification, n’ayant que dédain pour cette prétendue ascèse, ce dépassement de soi purement physique, et les sots qui l’admirent. Je suis né chétif, trop angoissé par le temps qui passe pour le perdre en muscu, et me suis fêlé la paluche avant la seule compétition – de fleuret – que j’aie disputée, de sorte que même les filles m’y ont boutonné d’importance, comme disait Casanova, ou plutôt Laforgue. Oh, je ne pense pas que du définitif se soit joué là; une occase de socialisation tout de même, et elles n’ont pas tant abondé. Mais peut-on se sentir justifié par un talent si frivole? Me serais-je perçu moins minable pour courir vite, soulever des quintaux, ou même briller au sabre, qui exige un minimum de créativité? N’oublions pas d’ailleurs que le sport est implacable : il n’autorise que des marges de doute et de triche. À doping égal, je suis bien forcé de confesser que l’adversaire fut meilleur, le refuge du point de vue m’est interdit. Les grands acteurs n’ont qu’une valeur fiduciaire, et je crains parfois que les grands écrivains ne soient guère mieux lotis. Le champion du monde de tir, de saut, de course prime peut-être dans une spécialité dérisoire, dès lors qu’elle est codifiée, mais il prime objectivement, et même dans des domaines plus troubles, comme le foot, il y a trop de fric en jeu, ce me semble, pour que le copinage, le piston, l’insistance autopromotionnelle, aient un rôle prépondérant. Les dieux du stade ne sont pas des fils-à-papa. Quand t’as gagné ou perdu, c’est pour de bon, et j’en suis encore à me demander si ça m’effraie ou me rassure.

     Quant à la science, je ne prétends pas que la voie fût praticable. Dans l’état de déréliction où me voilà, je la regrette : un poème n’existe pas sans lecteur, alors que j’imagine qu’une équation peut se satisfaire de sa vérité, ou un moteur du seul fait qu’il tourne. Mais va-t-en savoir si je suis homme à me reposer seul sur une certitude, et si je ne préférerais pas me croire fou à subir l’injustice d’être méconnu? Sans même mentionner ceux qui tirent les marrons… Impossible de toute façon de couper au détour, par l’objet, et par la science des autres, à la nécessité d’un apprentissage, avec ce qu’il comporte de soumission et de risque d’échec. L’art s’apprend, sans doute, mais sur le tas, et ce qu’on en apprend, c’est pour le répudier. Il est personnel dès la première ligne, le premier coup de pinceau. Et la concurrence ne vise pas au même trône : c’est à qui sera le plus soi, et par là… le plus homme? Mystère.

     Notons tout de même que le détour par l’objet n’était pas une telle affaire, si j’en juge par les heures que j’ai pu passer, gamin, au grenier, à combiner des explosifs nouveaux, ou, bien plus tard, les jours quasi-sans pause ni bouffe, dévolus à la programmation en Basic. D’accord, c’était facile, et je n’assimile pas tout à fait la science au bricolage. Juste dire que loin d’être réfractaire à l’objectal, je peux m’y abandonner avec plus de passion… qu’aux lignes que voici, par exemple, toujours traversées de “niques de viroune”. Je me vois mal comprendre la physique quantique ou la relativité, mais cela, c’est le savoir d’autrui, frappé d’un interdit presque infrangible, essentiellement imputable à la peur; en revanche, en dépit d’une certaine répugnance pour les insectes, je suis presque certain qu’une carrière comme celle du père Fabre, dont les Souvenirs entomologiques, découverts bien tard, me ravissent quand il n’allonge pas trop la sauce, était fort capable de m’accaparer à plein temps, et qu’elle n’aurait pas été grevée des mêmes distractions systématiques que l’actuelle “recherche fondamentale”, qui a tout de même le défaut d’être sans limites, et de ne présenter aucune sécurité. Je ne sais s’il m’aurait comblé de piocher un lopin sans contact ou presque avec l’ego; ça dépend sans doute de ce que j’y aurais trouvé! Quand on lit Fabre, la recherche, quoique longue, paraît gratifiante, mais il serait illusoire de se fier au prédigéré, et j’aurais probablement séché d’impatience et de dépit à épier des jours une fourmilière sans rien noter de significatif… ou à m’esquinter vingt ans (j’y reviendrai) sur des relevés de fréquences sans parvenir à édifier l’ombre d’une science stylistique.

     Je persiste à penser qu’on n’éprouve d’intérêt authentique, moi du moins, et mes pareils, que pour soi; mais outre qu’elle risque d’être sans valeur pour les autres, et peut-être sans objet, cette investigation-là brûle, de sorte qu’il semble assez cohérent qu’on se mette des bâtons dans les roues, et qu’on se sente plus détendu, moins distrait, apparemment plus passionné quand l’ego met peu au jeu… Ma foi, je ne sais : il se peut qu’il n’y ait rien de plus au fond de l’affaire que la décision que ceci compte, et cela non, la première générant la peur d’errer, donc l’inhibition. Voyez ce qui se passe en art : j’ai brossé quelques croûtes, modulé quelques musiquettes aux cordes vocales ou sur mon p’tit synthé; je n’ai aucune prétention à être un peintre ou un musicien, étant infoutu de capter une ressemblance, et de croquer la moindre pomme, ignorant cexé même qu’une clé de sol ou de fa. Ma manière consiste à balancer des couleurs sur la toile, presque à l’aveuglette, puis à tracer en noir, autour  des formes créées par le hasard, les contours de fleurs, de monstres, ou des deux, ou carrément du non-figuratif, étant bien entendu que le charme de ce dernier tient toujours, à mon sens, au réel qu’il rappelle; et en musique, c’est le style fredon au bain, le rudiment du primitivisme : pour qu’on me tendît un micro, il faudrait que je fusse membre d’une peuplade en voie de disparition. Ce qui ne m’empêche pas de trouver parfois ma production picturale plus digne d’être punaisée au mur que les Nymphéas (pour ne rien dire de Soulages ou Tápies!), ni de penser qu’il ne tiendrait qu’à un peu de persévérance de produire des mélodies increvables, de faire mieux pour mon goût que les 95% de fatras qui composent ma discothèque, puisqu’au fond Traümerei, la Vocalise, CarrickfergusSummertime ou Baïlèro sont à la fois rarissimes et données à tout le monde, en-deçà ou au-delà du savoir, et que tout le reste, art de l’orchestration et même beauté du timbre, n’est que supplément. Or quand je m’y mets, je suis loin d’éprouver les mêmes affres qu’à l’écritoire : je peux perdre mon temps, affaire entendue, s’il ne sort de la séance que du médiocre ou du nul; mais je n’en serai pas abattu. C’est de la créa en liberté, qui, même si elle atteignait les étoiles, ne prouverait rien – mais en grande part parce qu’elle ne touche pas à l’essentiel : elle peut donner à jouir, pas à comprendre, connaître, dépasser – et notamment soi-même. À cet égard le verbe est irremplaçable. En revanche il se ridiculise quand il se pique de décrire un spectacle visuel, ou de donner à lui seul des émotions musicales : ce qui me séduit dans l’écriture, c’est que rien n’en soit exilé de droit, qu’elle traite, en principe, de tout, et crée ses propres lois; mais ce vertige de l’illimité s’entend dans certaines bornes : le plus minutieux des portraits ne vous donne à voir que ce que vous avez dans la tête.

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