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Inventaire avant liquidation

[Les goûts de papa]

22 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #37 : Ma Vocation

     D’autre part, quand je prétends que cette quête est première, quand je parle de “centre originel”, je perds de vue mes débuts lointains. Ma glorieuse carrière a commencé par le pastiche – que dis-je? par le plagiat. À quel âge, huit, sept, six ans? recopiais-je un “poème” sur l’hiver, dont il me reste ce vers : « Tout s’étouffe et s’emmitoufle », qui me charme encore, vaguement, ou sinon lui, du moins le même genre d’allitération, arme rudimentaire contre la contingence, mais qui en a séduit d’autres, et des meilleurs? [La baguette magique d’Internet me révèle que ce texte, d’un certain Francis Yard (1876-1947), poète-instit’ passablement prolifique, continue de sévir dans les écoles élémentaires! Messages écœurés ou ravis de gamins requis de l’apprendre! Bien qu’il soit court, je ne vous l’infligerai pas. Pas la moindre madeleine dans les autres vers, d’ailleurs.] S’il y a eu “rejet” paternel, il faut le nuancer, car je crois me souvenir bien nettement qu’en ce temps-là le prétendu castrateur était tout prêt à s’extasier, et se dépita de découvrir que cette daube (pour laquelle je déborderais sans doute d’indulgence, si elle était traduite du japonais) n’était pas mon œuvre. Il serait plaisant que l’œuvre, je ne l’eusse écrite ensuite que pour tenter de retrouver l’aval qui m’avait été accordé fugitivement et par erreur. Que je me fusse rué dans cette possibilité de reconnaissance… Certes, je me serais bien gardé de montrer quoi que ce soit à papa :  montrer, c’est prétendre : je préfère qu’on me lise frauduleusement, et m’admire en secret. En outre, je crois avoir compris très vite que les approbations paternelles ne salueraient jamais que le subalterne, une formule, une notation, un polar respectueux des règles du genre, rien qui puisse tant soit peu remettre en question la suprématie du juge. Mais il n’est pas impossible que si ma littérature n’a pas tardé à sentir le fagot, ce soit d’abord pour poser un garde-fou devant la tentation de la montrer, et/ou me prouver que je n’avais de compte à régler qu’avec moi-même.

     Ne minimisons pas le poids de ce que je me refuse pourtant à appeler héréditéJ’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Quelques échelons sociaux plus bas, certes; mais jusqu’à un certain âge, je relève plus de ressemblances que de différences entre Poulou et moi. Un enfant a certains outils à portée de sa main, des potes, une sœur, un cheval, un piano, une forêt, des tubes de peinture, la mer, l’Afrique, Jésus… il en est mille autres, qui lui eussent parfois mieux convenu, et qu’il découvrira trop tard ou jamais. Je ne descends pas, grand Dieu, d’une famille d’écrivains, à trois générations d’ici commencent les croquants qui traçaient des croix dans les registres; et la bibli de papa était modeste; mais enfin il avait des livres, en achetait, en lisait (peu), c’était une dépense sur laquelle il ne mégotait pas, qu’elle fût exigée ou non par l’école, aucune lecture n’était interdite, du moins en principe (j’ai eu accès à l'édition originale d'Histoire d’O bien avant de désirer une femme : est-ce pour ça que ladite histoire ne m’a jamais fait bander?), et si lire n’avait rien d’honorifique [1], du moins risquait-on assez peu, quand on s’y adonnait, de se faire engueuler : même ma mégère de mère (qui n’est pas illettrée, du reste) avait scrupule à y redire, et à fulminer un de ses ordres idiots. À noter que le Bouquin n’était pas sacralisé en tant que tel, comme il l’eût été chez tant l’incultes respectueux dont la race s’étiole : tout dépendait de ce qu’il valait – le contenu, s’entend : la bibliophilie n’est pas notre fait – et le jugement paternel faisait très bon marché de certaines gloires acquises, qu’il ne s’était pas donné, au vrai, la peine d’examiner de très près : je doute qu’il ait absorbé cent pages de Proust, de Gide ou de Montherlant. Mais que s’est-il cogné au juste de Malraux, de Cendrars ou d’Apollinaire, auxquels il vouait censément un culte? Ses goûts littéraires, à l’époque de son mariage, le portaient apparemment vers les poètes, et je ne crois pas qu’ils soient des foultitudes à posséder (sauf les volés ou perdus par mes soins) l’édition originale des 120 ou 130 premiers Poètes d’aujourd’hui de Seghers, pour la plupart illisibles selon moi, et très probablement inlus ex initio : je soupçonne là une affaire de faux self, et ma forclusion de l’altérité n’est pas seule en cause, puisque papa, depuis bien longtemps, ne veut plus rien savoir de ses admirations de jeunesse, dont il émerge, tout au plus, de loin en loin, la relique sacrée d’un vers, comme « Odeur du temps brin de bruyère ». Cela dit, qu’un bonhomme, après trente-cinq ans de décervelage professionnel et familial, ne puisse plus endurer que des polars, et, après trente de retraite par là-dessus, ne s’intéresse plus à rien, ne dépose pas contre les vers d’Elskamp, de Norge, de Rabemananjara, ni contre la prose de leurs commentateurs : pourquoi ne pas admettre tout tranquillement que c’est pas mon truc? Eh! Toujours pareil : c’est que rien d’humain, sauf le bidonnage, ne m’est étranger. Comment ça, sauf le bidonnage? Si je lis l’altérité comme bidonnage, n’est-ce pas, justement, afin de l’accueillir dans mon jardin?

     Mon père est un terrible menteur, ça ne fait pas de doute, et le “domaine culturel” est loin d’être épargné : du temps de leurs amours, il imposait à ma future maman la lecture de Teilhard de Chardin, gourou à la mode ces années-là dans certains milieux, et elle n’a appris qu’après force sueurs infertiles qu’il s’était épargné cet effort à lui-même. À la fin des forties, et un peu au-delà, il “suivait” certains éditeurs, comme Seghers ou Pauvert, consacrait à ces emplettes une part non négligeable de son salaire étriqué, et l’on a un peu de mal à se figurer qu’il n’y eût pas un brin d’authentique passion là-derrière; mais ne lui suffisait-il pas d’avoir un libraire attitré devant lequel frimer? Je l’ai vu vingt ans plus tard face à ce V*** dont il prétendait avoir fait la fortune, un bonhomme grincheux qui possédait la plus belle librairie de Poitiers, et dont la face, à ma surprise (il m’avait refusé un compte, et je m’attendais à une humiliation supplémentaire) s’éclaira : il lui avait semblé, au détour d’un catalogue… « Oh non, je n’ai pas le temps! » se récria papa, puis, d’un ton plus bas : « Je n’aurais sans doute pas la capacité, mais de toute façon, je n’ai pas le temps! » À l’évidence, si lectures poétiques y avait eu, assidues ou clairsemées, c’était pour accompagner une ambition, dont je n’ai déterré que des vestiges franchement piteux,  pour la plupart des se-voulant poèmes en vers libres, en guise d’envoi sur des volumes offerts à ma mère, quelques pages de prose, aussi, que je pourrais retrouver en fouillant dans mon bordel ou dans le sien, et dont ne me revient que cette phrase : « Mais que pouvaient leurs longs nez absurdes contre l’été commençant? » Avant de pénis, il s’agit de chars allemands : texte postérieur, donc, à l’invasion de la zone nono, novembre 42, l’auteur avait 21 ans sonnés, et il me semble me retrouver dans cette inauthenticité, au reste discutable. Huit ou dix ans plus tard, la procréation lui servait d’excuse pour boucler une liasse dont l’essentiel a peut-être échappé à mes molles investigations, mais que je présume fort mince. Ce qui n’empêche pas l’homme… de se considérer comme un écrivain? Pas exactement, mais comme bien d’autres, et non sans raison, d’estimer qu’il lui appartenait d’écrire, en tout cas plus qu’à moi, ou largement autant, et que la seule différence, outre l’empêchement occasionné par la marmaille, c’est que lui avait su lucidement en rabattre de ses lubies de jeunesse. Tout le monde y passe, l’école aidant? Disons que dans la famille cette ambition n’a épargné personne, pas même le seul qui ait renié les livres et opéré un saut qualitatif en se lançant dans le commerce. Ce que je fais, c’est ce qu’ils auraient pu faire – en mieux – s’ils n’avaient pas grandi. Reste à savoir, évidemment, s’il se reflète là autre chose que ma propre obsession. Michel, mon puîné, prend quatre sabbatiques, il m’est inconcevable qu’il ne les consacre pas au Vrai Travail de l’Homme, d’avance je me persuade qu’il saura à quelles portes frapper pour publier, m’infligeant cette mortification sur ce qui n’est mon terrain que parce que les autres l’ont laissé en friche. Après quoi je m’étonne de ne pas apercevoir sa Somme sur les étals de soldes… et peut-être n’y a-t-il pas songé une minute! Mais mon œil.

     Ce qui contribue à donner à la vocation comme une gueule de nécessité, c’est qu’en somme rien d’autre ne fût proposé : la musique notamment était absente chez nous : il y avait bien un tourne-disques, dans l’“atelier” maternel fermé à clef, mais je doute que, plus accessible, il en eût été plus utilisé. Maintenant, va mesurer les limites propres du soussigné! Je n’arrive pas à situer l’expérience de me faire entendre Pierre et le loup, simplement parce que c’était mon prénom (Pierre, hélas… mais si c’était Loup, quelle preuve n’irais-je pas y déceler!), sans doute étais-je très jeune, mais je me souviens fort bien que je n’avais pas compris pourquoi cette histoire, au reste niaise et sans surprise, était interminablement retardée par tous ces bruits, de cors et autres vents… faudrait que je le réécoute, l’objet initiatique était sans doute mal choisi, mais je crains qu’il ne soit resté quelque chose de cette condamnation de la musique tout entière comme perte de temps par un môme déjà obsédé de rentabilité… Sur aucun instrument ensuite je n’ai dépassé l’improvisation molto adagio – ou le stade des couacs, alors que tous mes frères se sont mis à la guitare vers l’adolescence, et ma frangine à la flûte… simples hobbies, à dire vrai, qui n’ont pas fait d’étincelles, avant que la procréation leur torde le cou. N’empêche : j’ai bien peur d’être malgré moi resté, du fait surtout de mon isolement, plus fidèle qu’eux à une enfance qui ne se sentait même pas privée d’être quasi-sourde à la volupté des sons – et ne l’était sans doute pas tout à fait, bien qu’à part les goualantes du Père Duval et Le bleu de l’été, par les Compagnons de la Chanson, je ne parvienne pas à me remémorer une émotion musicale avant la découverte en solitaire, sous la houlette de Proust et à vingt ans sonnés, de Franck, Fauré, Chopin et toute la bande… si, peut-être Joan Baez au dortoir de khâgne? Réservons les fouilles à plus tard, c’est déjà trop long pour une simple digression autour d’une impasse : Papa n’aimait pas la musique, il descendait d’un couple sans TSF, qui n’allait pas aux fêtes, parce qu’elles coûtent, et qui néanmoins lui avait infligé des leçons de violon… Mais ne cherchons pas de raisons, avec mon lumignon dans les ténèbres : par simple retranchement de la zique en boîte dont nous sommes actuellement cernés, on a tendance à imaginer un univers de silence, mais même ma grand-mère, vers 25 berges, sur un vieux sépia, est représentée, devant le perron de la première école élémentaire confiée à ses soins, avec son banjo, et entourée de gosses qu’il était au programme de faire chanter. Cela dit, quand je l’ai connue, la poussière était épaisse sur le banjo sans cordes, jamais je ne l’ai entendue ne serait-ce que fredonner, ni mon père, lequel, en dépit d’un épisode ancien d’engouement pour Bechet, Armstrong et quelques autres, à l’époque où ils débarquaient en Europe… puis pour Vincent Scotto – et peut-être faudrait-il mentionner quelques autres exceptions, mais marginales – aurait probablement fait sienne la maxime de Pococuranté, ce bruit peut amuser un quart d’heure… tout à fait à son honneur, du reste, s’il ne s’agissait que d’un refus de frimer; mais bien sûr, ce dernier s’assortit d’une incrédulité totale touchant le plaisir des autres, et peut-être d’un barrage contre toute acquisition, surtout qui lui viendrait, ô déchéance, de ses enfants! Toujours est que cette piste n’existait tout simplement pas, et qu’il en va à peu près de même des arts plastiques : les notes de dessin, de musique et de gym ne comptaient pas à la maison : pour la dernière, nous jouîmes longtemps, mon puîné et moi, de dispenses de complaisance, et quant aux deux autres, nous figurions parmi les derniers… ce qui est spécialement significatif en ce qui le concerne, lui qui raflait sans effort les prix d’à peu près tout. Escrime, chimie, échecs, collection de timbres, aucun hobby ne fit longtemps le poids : l’écriture restait sans concurrent.

 

1. En soi! C'est resté jusqu’à l’heure l’occupation neutre par excellence, qu’on ne cache ni n’exhibe. En revanche, le faux-semblant régit les lectures effectuées dans une queue, un train, une salle d’attente : “effectuées” étant d’ailleurs impropre, car je n’emporte là que des volumes de parade, et ne fais que m’asseoir les yeux dessus, comme disait Rabelais : en public, je suis resté le gamin qui affectait, devant la vieille libraire du coin, de dévorer Horace ou Ruy Blas avec trop d’appétit pour s’aviser qu’elle s’en émerveillait : « Mais c’est qu’il aime Corneille! »…

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