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Inventaire avant liquidation

[Le polar et ses limites]

22 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #37 : Ma Vocation

     Pas si simple? Je me méfie des complications et des nuances quand elles permettent de s’évader de faits aussi parlants que neuf ans sans. Une simple imposture, d’accord, aurait fait juste, et j’ignore si, même indémasquable, je saurais m’en contenter : apparemment je ne suis pas assez histrionique pour m’être débarrassé de toute comparution au for intérieur. Mais j’avais tout de même trois ouvrages dans mon sillage, et dès lors qu’on ne me demandait pas de les montrer… Mauvaise foi droit devant! J’en avais honte, peut-être, mais une honte purement hypothétique, supposant un lecteur qui les mépriserait pour de bonnes raisons : je ne les cachais nullement, du reste, et de ces raisons étais avide. Mais si j’entretenais quelques chandelles sous les icônes, il me semble avoir surtout, à Maurice, aspiré à me remarier et à faire souche d’au moins une fillette adorable, même si l’aveu est pénible, d’un vœu qui n’a percé au jour (tamisé) qu’avec Hélène, laquelle, à seize ans, pouvait espérer mieux que moi de la suite, et, en me renvoyant parfois les répliques attendues, n’a probablement jamais perdu la tête au point de croire nos vies liées. Il n’empêche qu’en septembre 93, quand nous nous quittâmes à Paris, et même en décembre, quand nous nous retrouvâmes à Rome, si littérature y avait encore, c’était plutôt la sienne, dont rien n’était esquissé, ni même projeté, et au service de quoi j’envisageais de mettre mes compétences stylistiques, ou au moins lexico-grammaticales, en échange d’une progéniture aussi jolie que sa maman. Manière peut-être d’écrire à couvert, mais comme je m’en serais facilement dispensé, si j’avais pu garder cette fille, ou au moins celle qu’elle m’aurait donnée! La Vocation regagnait sa niche, et redevenait ce qu’elle n’avait pas cessé d’être : un pis-aller.

     Moins longtemps que Chantal quinze ans plus tôt, mais avec une intensité incomparable, et essentiellement due à son instabilité, Hélène avait bouleversé mon train-train, y introduisant une promesse de bonheur, et une tranche de vie privée que j’aurais cru jusque là incompatible avec le boulot. Sans me relâcher notablement (en tout cas ni les élèves ni les parents n’en ont rien remarqué), j’avais été forcé d’introduire au premier plan du tableau une liaison dévoratrice de temps, et si généreuse en émotions fortes (pour la plupart déplaisantes, même avant le recul, mais existe-t-il un sage pour les repousser, quand elles sont à portée, et revenir à sa grisaille?) que lorsque cette pétasse m’eut largué (et comme elle eut raison!), en février 94, je me retrouvai, une fois le “suicide” loupé et l’aigu du chagrin passé, face à un gros trou dans mon planning et mes raisons de vivre, qu’il me fallut combler avec… n’importe quoi? Sans cette nécessité de m’occuper, jamais je n’aurais accordé l’entrant à un roman policier, en somme, classique, ce qui s’explique peut-être par la peur de la concurrence, mais enfin se réclamait d’une exigence de liberté, entravée par les limites étroites du genre. Le polar d’investigation est à l’ordinaire dénoncé comme mensonger en ce que l’investigation sans indics n’a peut-être jamais permis d’alpaguer personne. Ferme ta gueule, n’avoue jamais, ne tue pas tes proches, et tu t’en tireras à tout coup. Grief subalterne, selon moi : le plus grave, c’est qu’il faut qu’il y ait, sinon un coupable, du moins quelque chose à trouver, quelque chose qu’on suppose exister, même si l’on ne le trouve pas. Esse non est percipi, on peut chahuter cette barrière épistémologique, mais non pas la franchir, ou tout s’écroule. L’enquêteur peut aboutir à des conclusions erronées, qui seront ensuite tenues pour définitives, le pot aux roses peut être ignoré de tous, et n’avoir aucune chance de venir au jour, les témoins étant morts et les indices détruits, il n’en demeure pas moins qu’il garde son statut, même réfugié dans la seule conscience de Dieu, Dont le polar, en ce sens, proclame à son insu l’existence. Admettons qu’on se convainque que ni les flics ni la justice ne cherchent jamais la vérité, mais seulement des “collepables” qui collent aux exigences du public et le dissuadent de délinquer, donc que la solution, dans un police procedural issu de la vie, soit d’obtenir les aveux et la condamnation d’un drôle sans alibi : impossible de s’en contenter dans le bouquin sans mettre en regard ce qui s’est vraiment passé (et qui semble relever du mythe, dès lors qu’on s’avise que dans la plupart des affaires authentiques, plus on creuse, moins on pige : elles sont presque toutes taraudées d’incohérences) ou au moins suggérer qu’on ne le saura jamais – mais alors, on franchit déjà les frontières du polar. En bref, il repose sur des conventions presque aussi fictionnelles que la S-F ou le conte de fées, et beaucoup plus trompeuses, de se donner pour le réel. Il est vrai qu’on pourrait adresser le même reproche à l’histoire (qu’on peut soupçonner de n’être rien d’autre que ce qui existe dans les cervelles comme ayant existé), voire à tout roman, mais lui au moins a le droit de remettre en question tout ce qu’il raconte, ce que cette spécialité ne saurait s’autoriser. Je distingue plusieurs causes à l’engouement des masses, que je partage, mais la majeure est sans doute le besoin qu’il y ait une vérité, que justice (me) soit rendue, et c’est sans doute la crainte qu’elle ne me soit rendue cuisante qui me donne, à moi, un tel appétit d’histoires criminelles rectificatrices, dénonçant ad nauseam l’imposture (supposée) des conclusions officielles, et au-delà, le faux-semblant des valeurs et des institutions. Bref, de produire des anti-polars, ou de coller mon point d’interrogation au bout des consensus. Mais comment mettre en œuvre ce programme déjà timide? Le problème de la focalisation, ou si l’on veut, de la provenance de l’information, se cheville sur celui de la vérité. Il peut être résolu ou tourné de bien des façons, et se résume en somme à la question : « D’où le savez-vous? » Sur ce qu’on n’a pas vu ou entendu soi-même (et qui n’est déjà pas si sûr), on n’a d’info qu’indirecte, et ce qui se passe dans la tête des autres nous est ordinairement fermé à double tour. La réponse la plus ordinaire est de s’en tenir à n’explorer qu’une conscience, et c’est celle qu’adoptent un bon tiers de mes romans; mais à moins de se lancer dans des invraisemblances que Proust même n’a pu éviter (boutique de Jupien, etc), s’emmurer dans un narrateur limite drastiquement la collecte des faits; et surtout passe au large de cette altérité que j’aimerais tant cerner et réduire, au moins dans une de ses manifestations : le jugement qu’elle porte sur moi. Alors… on peut se promener tranquillement d’une focalisation interne à une autre, comme Faulkner dans Tandis que j’agonise, et des milliers d’autres depuis, mais sans oublier que dans la vie elles ne nous sont jamais offertes sur un plateau, et que dès lors qu’elles passent par la parole (d’une crédibilité problématique, déjà, si elle n’est pas enregistrée) ou l’écrit, le mensonge menace. Enfin, plions-là notre cours, qui prend des accents de cuistrerie, bien que le besoin de donner une fondation solide au point de vue n’ait rien de scolaire, et monte des caves du narcissisme. Le Cas Trou présentait quinze ou seize textes, la plupart signés; le Journal pédagoïaque, comme son nom l’indique… Oh, certes, le bonhomme Scrève faisait tous ses efforts pour s’évader de son moi, mais formellement, pas moyen. Quant aux Fonds de cercueils, chacun d’eux, pris comme un tout, présentait son filtre propre : lettres d’un seul, échange de correspondance, dialogues, monologue intérieur, écrits divers… Deux seulement, Ne vois-tu pas que je brûle? et Frime et châtiment, aventuraient la troisième personne, mais en aucun cas l’omniscience, même sous la forme modérée de sonder successivement plusieurs cervelles. Oh bon, oui, formellement, d’accord : quand j’écrivais : Lou fit ceci et cela, même sans témoin, je ne prétendais pas qu’il en fût conscient. Mais je tenais à ce que les autres restassent mystérieux, et la paresseuse omniscience à volonté, celle de Balzac, de Stendhal et de Dostoïevsky, me paraissait, en dépit des chefs-d’œuvre, du travail de cochon, une manière désinvolte de supposer résolu le problème essentiel. A fortiori dans un polar, car si l’on se permet des incursions dans deux boîtes crâniennes, pourquoi pas alors celle de l’assassin? Il est vrai que certains frileurs ne se gênent pas pour cela, en flouifiant un max, pour qu’on ne devine pas qui c’est, et rien ne m’agace comme ces trois petits pas vaseux en italiques dans des Coulisses du Mal, qui servent si couramment d’introduction aux histoires de tueurs sériels. Caca. Moi, jamais.

     Dans deux des Fonds apparaissait un inspecteur Buû, personnage principal, sorte de moi-en-mieux (en ce sens qu’il était capable d’action, qu’il fallait compter avec lui), mais dont le psychisme n’était jamais sondé : on n’en avait d’aperçu que par le biais de ses propos, et du long rapport d’un “bœuf-carottes” chargé d’enquêter sur lui. Gageure sur la longueur d’un roman : j’aurais déjà assez de mal à m’y coller pour ne pas entraver ma marche de difficultés de ce type! Que diable, il s’agissait de meubler mes creux, de trouver un dérivatif au deuil, de rallumer mes fourneaux, des limites incongrues ne pouvaient que préluder au blocage. J’allais tout bonnement prendre le parti du commercial, et voir ce que je pouvais extraire de moi en ce genre. Tout serait bon, pourvu que ça vînt – et que ça plût. Et voici comment commença le premier BuûPapa, dessine-moi un coupable!, résolument troisième personne, bien qu’on ne sache jamais ce que savent et pensent Écalle, Lapomme, Damger, Passebon, Rachel, Moutou, aucun des personnages d’avant-plan : Buû est à la barre tout le temps, les seules sorties concernent des comparses très subalternes et des notations très banales. Je n’en avais pas moins le sentiment de déchoir, et ce desserrage officiel d’exigence au nom du “commerce” remplissait au fond la même fonction que naguère, dans Le cas Trou, l’attribution de mes “découvertes” à des rédacteurs idiots : celle de me dédouaner de tout ce qui, là-dedans, n’était pas à la hauteur du self grandiose, du besoin de maîtrise totale qui m’interdit le repos, et ne saurait trouver que dans le silence et l’abstention un semblant d’assouvissement. Il se peut que je n’aie “pas vraiment envie” d’écrire; mais ce qui me paralyse, c’est, bien platement, la terreur d’écrire des conneries, et au surplus, de les écrire mal. Les confier à une plume supposée ou les mettre sur le dos du public, censé réclamer du facile, ce n’est pas tout un, mais ça remplit le même office.

     Vînt et plût. Si ça ne plut guère, au moins vint-ce. Pas dru la première année, dernière à Maurice, mais au regard de ce qui précédait, produire, entre un cours et un paquet de copies (et Falaq, de surcroît!) tenait déjà du prodige. Les trois quarts de Papa! à peu près, dont la faiblesse m’afflige, mais je m’affligerais bien davantage si le premier avait été un coup de maître ensuite inégalé! Je n’en menais tout de même pas large, dans ma masure de Pontch’, quand, après un mois passé à scier, clouer, peindre, visser, et autres joyeusetés retardatrices, je me calai le cul dans mon fauteuil : il ne m’aurait pas surpris du tout de rester sec, au cœur d’un “espace de travail” sur mesures – lequel, alors que j’avais “pensé à tout”, s’avéra très vite aussi mal conçu que ses aînés, avec leurs vides ici, et leurs entassements là… N’importe. Peut-être bénéficiai-je de l’effet-démarreur de ce Papa! inachevé, et d’un règlement de comptes mauriciens qui pressait au portillon? En tout cas, en moins de cent semaines, j’emballai 6,25 Buûs supplémentaires (Heptamerdon en tout. Celui sur Carpentras, l’hyper-scabreux qui est censé avoir péri dans le naufrage de mon disque dur, au cas où, par simple habitude, je me laisserais aller à reproduire ici ce mensonge, n’est pas allé au-delà d’une quinzaine de pages), une bonne moitié de Pour en finir avec l’amour, quelques nouvelles, sans compter un sérieux bottin de journal intime et un courrier ridicule pour Voltaire, mais pour moi énorme (du moins pendant six à neuf mois) avec mes anciennes élèves, plus trois ou quatre anciens : ils se donnaient le mot, là-bas dans l’île, chacun voulait sa bafouille, quinze ou vingt s’accrochèrent… je leur répondais par retour, en ronchonnant de la contrainte, et enchanté que l’A-R mît quinze jours, mais cette perfusion d’affection nostalgique en pointillés m’a probablement soutenu, surtout l’hiver. Et en plus j’ai perdu douze à quinze kilogs! Et en plus… mais arrêtons-nous là, les coffres ne sont pas si pleins, et j’aurais un peu de mal à me la faire à l’euphorie rétrospective. Le toit d’en face, avec ou sans neige, était tout de même sinistre, le soleil cruellement discret, les chiottes chimiques bien chiantes à vider… je n’ai pas passé un jour à Pontch’ sans attendre un appel d’Hélène, et j’ai même craqué jusqu’à composer son (ex-)numéro. Reste que je n’écrivais pas pour lui plaire (valait mieux), ni à qui que ce fût de précis, qu’il n’y avait pas d’appel (soyons juste : Geneviève et Denis lisaient tous les volumes à mesure, et savaient me donner l’impression de les attendre), et que, cependant, l’un des acquéreurs de la maison n’a pas tout à fait tort, même si c’est par simple politesse (qu’il n’a pas poussée, toutefois, jusqu’à me répondre), d’évoquer le plaisir que j’aurais trouvé à les rédiger. Régal inégal, certes, et mieux vaut ne pas me prononcer sur le résultat avant de les avoir relus, mais il y avait de la verve là-dedans, que débridait sans doute l’usage du il, et que je n’ai pas retrouvée depuis, l’échec auto-éditorial m’ayant cassé les reins. Je n’irais pas jusqu’à soutenir que je me débondais d’une pression irrésistible, mais pour un constipé de ma sorte, 7500 caracs de moyenne quotidienne, plus 2500 de journal, plus à peu près autant de courrier (je ne le comptais pas encore), deux Buû en cinq mois, prép’ comprise, une telle abondance relative plaidait fort contre la version corvée. D’ailleurs, quoi donc m’y obligeait? Personne ne m’eût blâmé de faire le tour du monde à la place, et j’en aurais eu les moyens rien qu’avec le fric que me coûta l’imprimeur.

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