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Inventaire avant liquidation

[Le recul de l'Exigence]

18 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #25 : T'es maso

     Mais c’est surtout l’exigence qui a fait de grands pas en arrière. Je sens en moi, comme enkystée, une prétention, sinon à l’empire du monde, du moins au magistère universel, au super-Nobel des intellects, qui n’a guère changé depuis mon jeune âge, et, quoique sous surveillance, refait périodiquement surface, mais c’est une tare si répandue, me semble-t-il, qu’il n’y a pas lieu d’en faire un opéra, d’autant qu’il y a bon bail qu’elle ne régit plus ma vie. Écrire le plus vérace et le plus lucide des autoportraits paraît certes un objectif encore passablement grandiose, mais, pour pousser l’immodestie encore au delà, je ne suis pas loin de penser que je l’ai d’ores et déjà atteint [1], et devrais plutôt me soucier désormais de rendre mon texte plus lisible, sans omettre de tailler dans le radotage, en me bouchant l’oreille aux protestations du déconno. Quoi qu’il en soit, j’en ai déjà rabattu de quelques années-lumière sur la mégalomanie de ma jeunesse, exacerbée il est vrai par la conviction secrète d’être voué à la page blanche, sans compter la cloche et le célibat : après tout, je n’ai fait que revenir au dernier, en évitant les deux autres.

     Repli, résignation, compromis, présentent, je crois, l’inconvénient majeur d’un déficit qualitatif – non que j’aie baissé, je squatte le langage avec plus d’aisance qu’autrefois, mais, au lieu de chercher (et de désespérer) je m’autorise d’incroyables facilités quand je suis à sec (oh! ces thèmes de chansons!), et conserve même ce que je prétends jeter – déficit dont le reflet m’afflige souvent en profondeur, mais comment soutenir qu’il est fait pour ça, puisque la “réplétion quantitative” occupe la surface? Cela dit, peut-on encore parler d’idéal quand la tâche quotidienne borne l’horizon, quand on ne connaît plus que la consigne, et quand, satisfait d’avoir gratté quelques “points”, on se donne campos jusqu’au lendemain? C’est plutôt l’ex-place du boulot salarié, avec ses trente six-heures de corrections à peu près inutiles, que semble occuper la littérature… Non, non, fichaise : en réalité, une dérive identique s’est observée dans l’enseignement, d’un idéal (fusionnel) au monnayage en paquets de copies et horaires stakhanovistes.

     N’empêche que même au sein de cette dégradation de l’esprit à la lettre, il est clair et net que quelque chose en moi refuse de se satisfaire de l’acquis : quand je boulonne huit heures, j’aspire à douze; et quand c’est douze, à quinze; si j’en passe deux à traduire de l’anglais, voilà l’italien ou le chinois qui rappliquent et réclament leur plage; dans les zones de désert, je ferais fête à un arbrisseau; mais quand pousse un bosquet, il me faut Brocéliande. Idéal ou consigne, ils semblent conçus tous deux pour que la satisfaction ne soit jamais que provisoire et fugitive. Mais n’est-ce pas une nécessité structurelle? Si le bonheur véritable ne peut me venir que de l’Autre, et qui pis est, d’un Autre qui me comprendrait mieux que je ne me comprends, sans laisser pour autant de m’estimaimer, il est normal et naturel que le paradis soit remis à la Saint Glinglin, et que je fasse mon possible pour me tenir en haleine, puisque si j’étais vraiment content d’une production quelconque, il s’imposerait de me décarcasser pour la faire connaître, avec l’espoir qu’elle touche un jour celle, celui ou ceux qu’il faut, et que par ailleurs la simple idée d’avoir fini me fait frémir : je ne me vois pas du tout en possédant-jouisseur, et le manque me paraît la condition sine qua non de la vie.

     Je m’en voudrais d’accorder au δαίμων une relaxe trop facile : il faut convenir qu’il s’est assagi, qu’il fut des temps  où il faisait flèche de tout bois, temps qui parfois, par bouffées, remontent dans le présent, mais sans occasionner de perturbations bien graves, depuis que je me suis retiré sous ma tente, que les agressions d’autrui se sont espacées et affaiblies jusqu’à quasiment disparaître, et que mon “insuffisance” est sans témoin. L’autocritique, mon Dieu, je ne prétends pas que ce soit par elle qu’on avance, on pourrait dire d’elle, comme de l’habitude, qu’elle est un bon serviteur et un mauvais maître, capable de vous coller une crampe définitive, surtout quand, comme moi, on ne jouit d’aucun critère sûr, et qu’on est prêt à suivre comme verset coranique les injonctions et exclusives du premier crétin venu, à plume ou sans; mais confier les rênes à une suffisance sans correctif ne risque pas de mener à d’autres sommets que ceux de la bêtise. Notons d’ailleurs que s’il se trouve au cœur le plus intime de mon être un noyau de mépris de soi, l’auto-dénigrement, lui, qui s’étale trop volontiers dans ces pages, je le soupçonne de n’être qu’un personnage de théâtre, une espèce de spécialité (qui lasse vite son public, quand elle en trouve un), et de ne viser qu’à produire un effet de maîtrise, diamétralement opposé à la lettre de ses interventions : je jubile quand je me malmène, au nom de l’absolu et de la perfection, et m’imagine ainsi prendre les devants sur la critique d’autrui; quand Chantal ou Hélène me préféraient un autre, en revanche, ou quand une grosse conne massacrait mes élèves au Bac, je ne rigolais pas du tout, et c’est sur ces salopes que tonnaient les batteries de la culpabilité : une fois seulement la fureur évaporée, je pouvais saisir le déni de ma valeur qui l’avait causée. Ma souffrance, en de telles rencontres, je pourrais à la rigueur me taxer parfois de l’avoir bien cherchée; mais d’en avoir joui, galéjade : un pareil diagnostic s’essuierait les pieds sur le symptôme.

 

[1] Sans oublier, tout de même, que j’ai déjà nourri cette conviction au sujet de Pour en finir avec l’amour, mon autobio sexuelle et sentimentale, et que j’ai dû reconnaître, en “publiant” ce pavé dans mon dernier blog, qu’il était en tout cas loin d’être assez génial pour m’autoriser à y brocarder d’autres que moi, voire seulement à y déballer leurs petites affaires. Reconnaissance sujette à caution et à réexamen, puisque ma pauvre cervelle caresse de plus en plus complaisamment un “Inventaire précédé de Pour en finir”, dans une imitation de Pléiade payée de mes derniers deniers. Ah ah! Pas impossible que je teste en ce sens! À part ça, il paraît que je m’en fiche, de ma fortune posthume!

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