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Inventaire avant liquidation

[Une étudiante de 25 printemps]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

FLORÉAL

 

     Présenter Anne comme la correspondante la plus stimulante que j’aie connue, et la plus proche d’une incarnation, ou d’une “inscripturation” de l’âme-sœur, c’est omettre non seulement Hélène, mais aussi un intermède printanier, beaucoup plus récent. J’élimine la première pour lui avoir déjà consacré les trois quarts de ma pesante autobio amoureuse, et au fond, s’il m’agace de déflorer Flore, c’est que cet échange, qui n’a duré qu’un mois, me paraît mériter une publication intégrale, moins par sa qualité que par la saveur de son dénouement et la double lecture qu’il permet. Mais allez! Mettons que l’un n’empêche pas l’autre.

     Je m’étais inscrit sur E9, un site qui “publiait” poèmes et nouvelles, d’abord sous le nom de Serge Trou, pour y donner une douzaine de chansons de forme classique, mes meilleures, qui n’eurent aucun succès; puis d’Ab’alone, pour me débonder d’une “poésie” plus spontanée, et qui ne rimait pas; puis, à l’autre bout de l’alphabet, d’Isabelle Zyzza, qui mit en ligne quelques fabulettes, avant d’entamer avec Ab’alone un duo étrangement excitant, du fait de la présence d’un public (des plus restreints) qui avalisait cette âme-sœur imaginaire, et notamment de Kapok, qui m’avait fourni l’adresse du site, et dont les merdes y recueillaient un applaudissement nourri, lequel excitait mon exaspération; n’omettons pas un quatrième pseudo, Erwann Q., sur le compte duquel je vidangeai quelques vieux Fonds de cercueils, et surtout des éreintements sans concession qui le firent virer assez prestement par le webmestre. Cet E9, comme tous ses pareils sans doute, était un club de copinage bâti, du fait de l’absence de toute sélection, sur un dépotoir, et si la culture, voire le talent, n’en étaient pas absolument absents, j’ai pu mesurer là de quels vagissements ineptes peut se rendre coupable le narcisse de notre temps, sans cesser de se prendre pour un artiste; et surtout constater que les seuls lecteurs auxquels j’eusse accès préféraient l’étron au joyau, le premier étant plus proche de leur production… mais constater sans aucune certitude, leur aveuglement m’incitant à m’interroger sur le mien.

     Non qu’on lût beaucoup : on vient là pour se montrer, non pour découvrir les autres; et c’est bien pourquoi je tombai des nues, quand je reçus, à la mi-avril 2005, un mois ou deux après avoir plaqué E9, le poulet que voici :

               « Monsieur, 

     Je me suis inscrite sur le site expression9 et respectant l'ordre alphabétique ai décidé de lire systématiquement les auteurs. Je crois que cela ne sera pas très long : pour la plupart, il n'y a rien à dire ou du moins est-il préférable de ne pas dire, sauf politesse à ceux qui sont venus visiter vos oeuvres (les miennes sont nulles : il n'y a pas là de fausse modestie, croyez le). Je suis "l'élève dispensée de poésie" dont vous parlez si bien.  A la maison seules les sciences avaient droit de cité et c'est bien tard que je me réveille après 25 ans d'absence de lecture (sauf ouvrages de médecine et auteurs type Freud)

     Je trouve vos poèmes d'une rare force  et cela réveille en moi un désir d'être autrement. Vous avez l'air très cultivé ; cela transparaît  dans vos oeuvres. Pourriez vous me conseiller des auteurs (poésie pour commencer)

                  Flore de Caroly »

     Je réponds à tous, a fortiori à toutes, surtout quand elles affichent 25 berges, et un dialogue s’engagea. La demoiselle, s’il fallait l’en croire, était en sixième année de médecine à la Fac de Toulouse « (7 en comptant la première année redoublée pour la plus grande honte de mon père encore vivant alors) » et il lui tardait « d’en voir le bout pour me spécialiser dans un domaine (psychiatrie) qui me paraît plus “humain”. » L’étrange était qu’elle ne me semblait pas y connaître grand-chose : entrée en analyse didactique avec un vieux birbe, elle s’étonnait : « Ce transfert que le patient (je hais ce mot et je jure de ne jamais le prononcer lorsque j’exercerai) éprouve au bout de quelques mois pour son psy, il se trouve que mon psy semble l’éprouver pour moi : main longuement serrée, frôlements et toutes une série de petits signes un peu inquiétants. Il a l’âge d’être mon père et je ne ressens strictement rien pour lui. (pas à cause de l’âge, je m’en moque bien ; si j’aime un jour (je ne suis pas en avance pour mes presque 25 printemps), l’âge importera peu); je crois que c’est l’âme qui compte ! Ne m’en voulez pas pour cette grandiloquence, le mot âme pour moi ne fait que rassembler divers traits : intelligence, douceur, imagination, imaginaire… Tout ce qui compte vraiment. » Bien entendu, je m’empressai de taire quelles infos m’intéressaient prioritairement (son “retard” en amour, sa prédilection pour l’âme, son indifférence à l’âge, et surtout qu’elle fût draguée, donc désirable) pour n’aller au but que par le chemin des écoliers : « Fort étrange, ce “transfert” : vous êtes vraiment sûre du terme technique? Normalement, ce me semble, les émotions transférentielles sont le fait du patient, qui projette sur son analyste quelque figure du passé, paternelle ou maternelle. Si le psy est pris au piège du contre-transfert, c’est que sa didactique fut plutôt loupée! Et si vous ne ressentez rien, ou si peu, ma foi, vous devriez l’engager à s’étendre à votre place, en n’oubliant pas d’exiger les honoraires! J’allais dire que votre psy est “tout bonnement” amoureux de vous; tout amour, certes, est transférentiel dans une large mesure, mais d’autant moins, mettons, qu’il est plus “explicable” : quand le démon de midi trente-cinq saisit un pépé d’un demi-siècle en direction d’une jouvencelle, il n’y a pas lieu de se mettre la cervelle à la torture relativement aux antécédents, et l’on peut même se demander s’il n’essaie pas, sans “amour” et guidé par la seule concupiscence, de profiter de l’occasion, À SUPPOSER – ne vous fâchez pas, l’hypothèse est inévitable – qu’on puisse se fier à vos observations, et que VOUS ne projetiez pas VOS sentiments sur l’homme qui en serait l’objet, et qui peut-être alors réagirait – ou non, car qui pourra dire objectivement si un serrement de mains est suspect? – par le contre-transfert. Qu’il ait l’âge de votre père est un argument, vous en conviendrez, plus propre à expliquer la censure de l’affect que son absence! Mais je suppose que vous creusez assidûment l’ambivalence de ce que vous éprouvez pour votre père, le vrai, et je suspends là provisoirement mes élucubrations, qui pourraient vous donner à penser que j’ai une foi entière en la psychanalyse, alors que rien moins! » Suivait le couplet sur les brumes de la psy, fané mais ravivé pour la destinataire : il était de mon devoir de lui crier casse-cou, puisqu’elle s’apprêtait à quitter la sécurité d’une science utile pour cingler vers une spécialisation évanescente, et qui probablement, d’ici dix ou vingt ans, ne nourrirait plus ses adeptes, n’étant plus remboursée.

     Le thème du transfert nous dura : je lui conseillai d’exposer ses soupçons, en les présentant comme symptômes de paranoïa, à celui qui les faisait naître, elle opta pour l’attaque directe et assez sotte de porter, sous prétexte d’eczéma, des gants, puis d’articuler en clair qu’elle détestait qu’on lui serrât les mains; et quand, plus tard, elle s’étonna de me raconter si volontiers tant de rêves, de souvenirs et de secrets, alors qu’elle restait boutonnée avec son analyste, j’affectai de m’interroger sur le rôle perturbateur qui m’était dévolu : « Un autre thème de scrupule m'a saisi au plus noir de la nuit dernière : tout flatté que je me sentisse de vos confidences, comment n'être pas troublé par votre insistance à les dire plus faciles dans ces courriels que sur le divan? Comment ne pas m'interroger sur le rôle éventuel que vous me feriez jouer au sein du transfert même, dans la phase d'hostilité et de résistances? “Si l'on n'avance guère, ce n'est pas de ma faute : la preuve, c'est qu'avec le premier venu”... Songez-y : ne serais-je pas une arme utilisée par votre psychisme pour contester Monsieur le Baron du Stylographe? Cela ne me désobligerait pas plus que d'avoir été choisi jadis comme substitut du père par telle ou telle fillette, mais au cas où cela serait... je préfère l'avoir dit le premier, ha ha, avant d'être jeté à la poubelle comme un pistolet rouillé! Anxiété pas morte, on le voit... Tout est transfert dans la vie, et pour ce qui vous concerne je pense que l'homme que vous exécrez vraiment (avec toute l'ambivalence requise) sous le costume de ce pauvre psy innocent ne peut guère faire de doute. » Belle histoire; mais même si ce rôle m’était assigné, je ne doutais guère d’être de taille à en faire péter les coutures… du moins tant que l’heure de la dévirtualisation n’aurait pas sonné.

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